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5 avr. 2019

Ne pas abandonner la métaphysique aux pensées des « origines » : s’il ne la présente jamais dans ces termes, c’est bien comme telle qu’apparaît l’intention qui guide l’œuvre de Giorgio Agamben, alors qu’il se retourne sur elle dans cette discussion rétrospective de son sens. L’enjeu, c’est que les monothéismes dogmatiques comme les idéologies séculières (nazisme, marxisme, capitalisme…) découlent tous de conceptions du monde qui enracinent la réalité présente et sensible dans une « origine » et un « principe » (archè), eux-mêmes renvoyés dans un au-delà chimérique : Dieu et l’Eden, la race pure, l’état de nature… Tous fantasment, en écho à ces débuts mythiques, des fins individuelles et collectives, toujours reportées car tout aussi irréalisables. Pourtant, l’histoire collective et nos mémoires singulières nous rappellent sans cesse à quel point les efforts déployés en vain pour accomplir malgré tout ces fins se révèlent inexorablement destructeurs de toute politique, et de tout bonheur. A ce titre, les métaphysiques des origines sont les principes d’une « barbarie » aux multiples visages, à laquelle seule la philosophie semble en mesure de s’affronter.
Qu’est-ce, alors, que la philosophie, demande Agamben après Deleuze, Arendt et d’autres ? Affaire des « sophoi » contre les « barbaroi », l’« amour de la sagesse » est d’abord un retour à la sagesse grecque, dont les écrits de Platon semblent être les derniers témoins – puisqu’Aristote et la tradition philosophique postérieure en donneront des lectures toujours plus faussées. Contre la pensée d’un « ailleurs » inaccessible, et dont pourtant proviendrait toute chose, c’est aussi un retour sur le monopole de la métaphysique détenu par la théologie. C’est une régression à travers les textes fondateurs du christianisme pour y retrouver les traces d’une vérité de l’existence, oubliée ou distordue par la spéculation théologico-philosophique postérieure. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de parcourir en sens inverse les sentiers creusés par l’histoire de la pensée, en visant l’amont de toutes les traditions intellectuelles – physique, logique, politique, sciences humaines… – pour reposer la question fondamentale dont toutes dépendent : Qu’est-ce que l’homme ? C’est-à-dire, qu’est-ce que le « propre » de l’homme, mais aussi l’« impropre » que sa singularité lui dissimule ? En somme, pour Agamben, philosopher, c’est rechercher dans l’aube de l’histoire de la pensée une compréhension authentique de l’être (être homme, être dans le monde…) ; c’est exhumer une connaissance renouvelée de l’être (ou « ontologie ») à même de de-stituer des conceptions perverses, in-stituées au gré des altérations en chaîne qui ponctuent l’itinéraire de la tradition – une accumulation d’héritages sur laquelle se déploie la modernité qu’Agamben n’hésite pas à dénoncer comme une nouvelle barbarie.
Homme : animal parlant
Le propre de l’homme, c’est sa parole. C’est dire qu’il se situe dans un entre deux : entre le monde des choses placées derrière les mots du langage, et l’origine tout aussi insaisissable de ce langage qu’il parle. C’est sur cette base, progressivement réfléchie et objectivée, que la tradition occidentale a pensé l’être de l’homme. Or ce faisant, les contradictions et les points de scission qui traversent l’« être parlant » de l’homme se sont multipliées.
Dès le départ, le langage montre la chose tout en la masquant derrière lui-même (et sans jamais se montrer soi-même). Dès le moment où l’homme se perçoit comme être de langage, s’opère une scission entre la parole – le langage en acte que chacun apprend par mimétisme – et la langue – le langage objectivé et reconstruit par la grammaire qu’on apprend en usant les bancs de l’école. A la réalité présente de la parole s’oppose l’absence de ce savoir qu'on ne possèdera jamais totalement, la langue qui gît toujours en surplomb : de là, la scission entre l’acte et la puissance, ou entre l’existence et l’essence, ces pôles qui semblent devoir toujours entretenir entre eux un rapport inscrit dans le temps. L’invention d’une dimension « temporelle » de l’être : voilà l’ennemi, qui nous enracine dans un passé et nous projette dans un avenir aux mépris de la seule réalité tangible, laquelle se vit au présent.
Retrouver un « être parlant » authentique, c’est donc le chercher dans le lieu qui articule la nature et la convention : c’est-à-dire dans la voix. Celle, précisément, qui a été exclue lorsque l’écriture et ses lettres ont « capturé » le langage – car chacun peut observer combien l’écriture est en réalité incapable de saisir la richesse et la vivacité de la parole. Agamben rappelle combien chacun peut observer à quel point la pensée traditionnelle de la langue, fondée sur la réflexion fondatrice d’Aristote – oublieuse des approximations, des fautes et des bruissements du parler quotidien – est réductrice de la puissance de la parole, qui grogne autant qu’elle dit. En d’autres termes, à quel point sont d’argile les bases du savoir occidental, fondé sur une fétichisation du Mot. L’urgence serait alors de repenser un rapport entre la voix et la langue, le corps et la convention, qui ne soit plus médiatisé par l’appauvrissement des lettres.
A cette fin et contre toutes les modes, Agamben suggère alors d’en revenir à Platon et à son concept de « chôra ». Dans la cité grecque, la chôra est l’espace campagnard sur lequel rayonne la ville, celui où la ville n’est pas, mais où l’on perçoit sa trace. C’est un champ de tension entre la nature et la civilisation, de même que la parole est un champ de tension entre la poésie – que notre présent tire du côté de la recherche du pur son – et la philosophie – désormais tirée du côté du pur sens des mots. Que la poésie « philosophise » en cherchant la langue, et que la philosophie « poétise » en cherchant la voix, en somme !
Le retour des Idées
On savait Agamben grand lecteur de Spinoza et de Nietzsche : un tel retour à Platon (ca. 428-348 av. n. è.) prend sans doute à revers tous ceux qui seraient tentés de voir chez l’un et chez les autres des conceptions irréconciliables. Il s’inscrit en tout cas en parfaite cohérence avec la méthode « archéologique » et le postulat d’une inexorable dégradation de la philosophie sur la base des élaborations d’Aristote (384-322). Heidegger était allé tendre l’oreille aux murmures de Parménide (ca. 510-450 ?), Agamben s’arrête au seuil de la rupture décisive. Le résultat en est une tentative de réhabilitation des Idées, aussi déroutante que stimulante.
Reformulée en d’autres termes, la question fondamentale du rapport de l’homme au monde, rendu simultanément possible et impossible par le langage, est celle du « dicible ». S’il n’est de pensée que de la chose, et s’il n’est de chose que pensée, le « dicible » articule la matérialité et la pensée au plan de la « chose même ». Or Agamben rappelle qu’à rebours d’un long malentendu, la théorie de Platon ne place pas l’« Idée », c'est-à-dire la « chose même », dans la connaissance possédée par un sujet : au contraire, elle lui confère une forte charge objective, et elle situe l'« Idée » ou la « chose même » précisément dans l’entre-deux qui est le lieu du dicible.
Depuis Aristote, le malentendu sur le statut de l’« Idée » viendrait de ce qu’elle a été comprise comme se rapportant aux éléments communs à une même catégorie d’êtres sensibles (ce que tous les chevaux ont en commun), alors qu’elle relèverait en réalité des éléments propres à chaque être (ce qui constitue chaque cheval comme cheval). Et ce qui fait tout l’intérêt de l’Idée vis-à-vis de la question de l’être, c’est qu’elle situe le propre et la nature de chaque chose, précisément, dans son « être-dit ». A la suite de Walter Benjamin, Agamben réhabilite ainsi un concept d’« Idée » placé dans le langage, et relevant du pouvoir d’Adam de nommer les choses, sans égard pour un quelconque besoin de produire du « signifié communicatif ».
Loin d’être un concept ou un signifiant, l’« Idée » tire la philosophie du côté de la poésie et du chant. Elle précède les concepts, par lesquels la logique et la psychologie essaieraient en vain de saisir l'essence des choses. Et elle se place au seul lieu où les choses adviennent au monde, c'est-à-dire dans le fait à la fois si simple et si essentiel qu'elles « ont lieu » : l'Idée contemple le monde au niveau de l’événement lors duquel le monde sans « cheval » est devenu un monde avec des chevaux, le monde sans « propriété » un monde avec des propriétés, etc.  Au contraire des interprétations traditionnelles, tout l’intérêt des Idées, c’est ainsi qu'elles fournissent un principe des choses (archè) qui échappe à l’écueil d’être présupposé, placé dans un au-delà de l’être, voire même substantialisé. Le principe des choses sont leur « chôra », leur territoire aménagé au sein du sensible qui donne à voir leur réalité inaccessible, avec laquelle elles ne s’identifient donc pas. Réhabiliter les Idées, c’est ainsi une manière de « sauver les apparences » pour amener la philosophie et la science modernes à renouer avec une vérité logée dans la langue naturelle, dans le fait qu’on dise les choses et qu’on puisse désormais le faire, et non dans les énoncés qui se nouent au dessus du réel.
Politique de la musique
Si le philosophe doit en appeler aux Muses, c’est en définitive que le poète, sujet parlant par excellence, est le plus proche de l’origine problématique de la parole. Dans l’incapacité que nous sommes à nous approprier pleinement notre langue (nous ignorons tous plus ou moins de mots, nous faisons tous des fautes et commettons tous des lapsus), le chant du poète et sa muse-ique ne permettent pas de retrouver l’origine irrémédiablement perdue de ce langage qui nous constitue avec notre monde. Puisque c’est tout ce qu’il reste à faire, ils célèbrent la finitude de notre parole, et la tonalité fondamentalement émotive qui nous ouvre le monde.
S’économiser cette célébration, c’est au contraire creuser la rupture entre le sens et l’affect. C’est entretenir l’apathie et la dépression généralisée, vider la politique de sa substance émotive, et s’en remettre aux musiques brutales qui, elles, savent mettre en ordre les états d’âmes à leurs fins.

24 févr. 2018



Giorgio Agamben
 : 
Pardès. 
L’écriture de la puissance








par Robin Guilloux


 

Cet essai de Giorgio Agamben, dont je présente ici deux  extraits : l'apologue talmudique des quatre rabbis dans la Haggada (Pardès) et le commentaire de Moïse de Leon (Exil),  illustre la manière dont les grandes œuvres de la spiritualité juive, notamment le Talmud et le Zohar peuvent stimuler la réflexion philosophique contemporaine.
Agamben établit un parallèle entre un personnage fictif de la Haggada, rabbi Aher, dit "l'Autre", présenté comme une figure d'Adam, le père de l'humanité, qui échappe à la mort et à la folie, mais "saccage les jeunes plants" et ne parvient pas à sortir du jardin de la connaissance séparée, où il erre interminablement et Jacques Derrida, témoin et penseur de la crise contemporaine du langage.
Comme l'a montré Michel Foucault dans Les mots et les choses, cette crise, en tant que suspicion quant au pouvoir du langage de signifier la vérité, voire de son pouvoir signifiant en général a été préparée dès l'âge classique (XVI-XVIIème siècle) par le passage du règne de la similitude à celui de la représentation. A partir de l'épistémè classique, le langage n'est plus pris dans le monde, mais revêt une dimension autonome ; il n'est plus, si l'on peut dire, que la représentation des choses à travers la dimension binaire d'un signifiant conventionnel et d'un signifié : le "concept". Le signe devient, selon Foucault, "la représentativité de la représentation en tant qu'elle est représentable." La fameuse "déconstruction" derridienne ne ferait qu'achever le processus logique entamé par l'âge classique pour interroger dans tous les domaines (morale, politique, philosophie, littérature, théologie, etc.) et pour dissoudre les vestiges "substantialistes", antérieurs à l'âge de la représentation, retenant des analyses de Ferdinand de Saussure la mise entre parenthèse du référent et l'idée que le langage est avant tout un système de différences.
La conception classique du langage correspond à une nouvelle conception de la science qui se déploie désormais, selon Foucault sous l'aspect de la mathésis, la science universelle de la mesure et de l'ordre et de la taxinomie. La mathesis va permettre de réaliser le mot d'ordre de Descartes : "se rendre comme maître et possesseur de la nature" et entraîner la subordination de la science à la technique, du savoir à la volonté de puissance planétaire sur la nature conçue comme pure étendue géométrique et réservoir inépuisable d'énergie.
Et de même que la dimension ternaire du signe est réduit à sa dimension binaire (signifié/signifiant), la dimension ternaire de l'ontologie, encore présente dans les Méditations métaphysiques de Descartes : l'homme, le monde et Dieu est rabattue sur le face à face du cogito et du monde, ramené chez Kant à la sphère des phénomènes et excluant l'inconditionné (la liberté, l'âme, Dieu...), désormais chassés du domaine de la connaissance et cantonnés dans celui de la morale et de la  foi.
Mais le fait de fonder les conditions de la vérité sur la subjectivité humaine entraînait une remise en question de la notion même de vérité comme "aléthéia" (dévoilement), problème qui avait déjà été entrevu par Platon dans le Protagoras ("L'homme est la mesure de toutes choses, du vrai et du faux, du beau et du laid, du bien et du mal."). La fissure du relativisme devait fatalement s'élargir et entraîner, après l'optimisme de la philosophie des Lumières, une crise du langage  qui a d'abord été ressentie et exprimée dans la littérature et la poésie (Mallarmé, Hölderlin, Artaud), puis dans la philosophie, Jacques Derrida étant celui qui, à la suite de Heidegger auquel il emprunte la notion de "déconstruction" (Abbau) -  a perçu et analysé cette crise avec la plus grande acuité.
Mais tandis qu'un certain courant de la poésie moderne peut être considéré comme un "retour amont" vers un statut antérieur du langage, dans lequel les mots ne faisaient qu'un avec le monde et renvoyaient à une langue première, "adamique", garante in fine des correspondances et des similitudes, les poètes œuvrent dans un monde où le langage ne renvoie plus à autre chose qu'à lui-même - Agamben parle de la conception auto-référentielle d'un langage privé de son pouvoir de dénotation, de sa référence univoque à un objet, mais qui signifie encore en quelque manière lui-même (qui se signifie lui-même) (p.300) -, le langage scientifique ayant détrôné, voire déconsidéré, toutes les autres formes de langage :
"Cette crise (au sens étymologique) * de la terminologie est aujourd'hui la situation même de la pensée et Jacques Derrida est, sans doute, le philosophe qui en a pris conscience le plus radicalement. Sa pensée interroge et remet en cause le moment terminologique même (donc le moment vraiment poétique) de la pensée, il en expose la crise. Cela explique le prestige de la déconstruction dans la philosophie contemporaine, mais aussi les polémiques qui l'entourent. En effet, elle suspend le caractère terminologique du vocabulaire philosophique : indé-terminés, les mots semblent alors interminablement flotter dans l'océan du sens. Il ne s'agit naturellement pas d'une opération que la déconstruction accomplirait par caprice  ou par violence affectée ; au contraire, c'est cette révocation même de la terminologie philosophique qui constitue son indépassable actualité.
* Crise : du latin médiéval crisis (« manifestation grave d’une maladie »), issu du grec κρίσις, krisis (jugement). L'étymologie du mot "crise" renvoie donc à un double sens :  D'abord, crisis, en latin médiéval, signifie manifestation violente, brutale d'une maladie. C'est le moment paroxystique d'une maladie, quand elle s'exprime le plus vivement et qu'elle s'accompagne d'un changement de symptômes : des sueurs, une hémorragie abondante, des tremblements violents, etc. Mais si on remonte plus en amont dans l'étymologie, on retrouve le grec krisis qui signifie jugement, décision. Le rapport le plus généralement admis est que la crise correspond à un moment clé, à un moment charnière, à un moment où, en quelque sorte, "tout doit se décider". D'une certaine façon, la crise c'est 'le moment ou jamais". Autrement dit, la crise renvoie à la fois à l'idée de douleur et d'opportunité. Ou plus précisément à un moment d'opportunité vécu dans la douleur. Comme le dit Hölderlin : "Là où croit la danger, croît aussi ce qui sauve."
La pire méprise du geste derridien serait cependant d'en épuiser l'intention dans cette pratique déconstructrice de la terminologie philosophique, qui la livrerait simplement à une dérive et une interprétation infinie. Même s'il remet en question le moment poético-terminologique de la pensée, Derrida ne renonce pas, de fait, à son pouvoir nominateur, il "appelle" encore par des noms (comme quand Spinoza dit : per causam suam intellego... ou quand Leibniz écrit : la Monade, dont nous parlerons ici...) : il y a pour lui, en un sens, une terminologie philosophique, mais qui a complètement transformé son statut, ou, mieux, a montré l'abîme sur lequel elle reposait depuis toujours. Comme Aher, il entre au paradis du langage, où les mots atteignent leur limite ; mais, comme Aher, il "saccage les jeunes plants", faisant ainsi l'expérience de l'exil de la terminologie, de sa survie paradoxale dans l'isolement de toute dénotation univoque." 
Cependant, conclut Giorgio Agamben, c'est grâce au séjour obstiné d'Aher dans l'exil de la Shekina que rabbi Akiba peut entrer au paradis du langage pour en sortir sain et sauf." (p.308)
En d'autres termes, si l'on comprend bien, c'est grâce au travail de déconstruction de l'univocité dénotative du langage philosophique dont la pensée occidentale était prisonnière, entrepris (entre autres) par Derrida, travail qui ne fait que diagnostiquer la crise du langage, au sens étymologique du mot "crise" (un moment d'opportunité vécu dans la douleur) et contribuer à la mener à son terme, qu'un autre rapport au sens, ni littéral, ni allégorique, ni même talmudique, mais "mystique" devient possible. 
Pardès
Le second chapitre du traité talmudique Hagigah (littéralement : "offrande") traite des matières dont il est licite d'être instruit et de celles qui ne doivent en aucun cas être l'objet d'investigations. La Mishnah qui ouvre le chapitre dit : "Les relations interdites ne doivent pas être examinées en présence de trois (personnes), ni les œuvres de la création en présence de deux, ni le Char céleste (la Merkaba, le Char céleste de la vision d'Ezéchiel, symbole de la connaissance mystique) en présence d'un seul, à moins qu'il ne soit un sage déjà au courant par lui-même. Pour quiconque étudie quatre choses, il vaudrait mieux ne pas être né. Ces quatre choses sont : ce qui est dessus, ce qui dessous, ce qui est avant et ce qui est après (c'est-à-dire, l'objet de la connaissance mystique, mais aussi de la métaphysique qui prétend chercher à connaître l'origine surnaturelle des choses)." Au feuillet 14b on lit cette histoire, qui ouvre un cycle bref de haggadoth qui ont comme protagoniste Aher (littéralement "l'Autre"), nom dont fut appelé Elisha ben Abuya après son péché :
Note : L’Aggada (judéo-araméen : אגדה, « récitation ») ou Aggadata désigne les enseignements non-législatifs de la tradition juive ainsi que le corpus de ces enseignements pris dans son entièreté. Ce corpus de la littérature rabbinique recouvre un ensemble hétéroclite de récits, mythes, homélies, anecdotes historiques, exhortations morales ou encore conseils pratiques dans différents domaines. Il est principalement recueilli dans le Talmud et dans diverses compilations de Midrash Aggada, dont l'une des plus connues est le Midrash Rabba, ainsi que dans des genres non-rabbiniques comme la littérature apocalyptique et judéo-hellénistique. La fonction première de l’Aggada, forme d'exégèse scripturaire visant à tirer de la Bible des enseignements non-législatifs, laisse progressivement la place à celle de capter l'attention de l'auditoire afin de rendre l'enseignement législatif plus intéressant et vivant ; elle peut d'autrefois viser à l'édifier. Outre son rôle primordial dans la formation du folklore juif, l’Aggada devient, du fait de son étendue et de sa relative licence narrative, le terreau de la créativité juive dans ses diverses formes littéraires, de la philosophie à la Kabbale et à la poésie liturgique. (source : wikipedia)
Quatre rabbis entrèrent au Pardès, c'étaient Ben Azzai, Ben Zoma, Aher et rabbi Akiba. Rabbi Akiba dit : "Quand vous parviendrez aux pierres de marbre pur, ne dites pas : de l'eau ! de l'eau ! Car il est dit : celui qui dit le faux ne se tiendra pas devant mes yeux. Ben Azzai jeta un regard et mourut. L'Ecriture dit de lui : la mort de ses saints est précieuse aux yeux du Seigneur. Ben Zoma regarda et devint fou. L'Ecriture dit de lui : tu as trouvé le miel ? Manges-en juste assez ou tu en seras repu et tu vomiras. Aher saccagea les jeunes plants. Rabbi Akiba sortit sain et sauf.
Selon la tradition rabbinique, le Pardès (verger, Paradis) signifie la connaissance suprême. Ainsi dans la kabbale, la Shekinah, la présence de Dieu, est dite Pardès-ha-Torah le paradis de la Torah, c'est-à-dire sa plénitude, sa révélation accomplie. Cette interprétation gnostique du mot "Paradis" est le patrimoine commun de maints courants hérétiques non seulement judaïques, mais aussi chrétiens. Aymeric de Bène, dont les disciples monteront au bûcher le 12 novembre 1210, affirmait que Paradis signifie "connaissance de la vérité, et nous ne devons pas en espérer un autre".
L'entrée des quatre rabbins au Pardès est donc une figure de l'accès à la connaissance suprême, et la Haggadah contient une parabole sur les risques mortels inhérent à cet accès. Dans cette perspective, que signifie alors le "saccage des jeunes plants", que l'histoire attribue à Aher, face à la mort de Ben Azzai et à la folie de Ben Zoma ? Nous n'avons aucune certitude, mais la kabbale identifie le "saccage des jeunes plants" au péché le plus grave dans lequel on puisse tomber sur le chemin de la connaissance. ce péché est défini "isolement de la Shekinah" et consiste dans la séparation de la Shekinah des autres Sephirot, et dans sa compréhension comme un pouvoir autonome. La Shekinah est, pour les kabbalistes, la dernière des dix Sephiroth, c'est-à-dire des attributs ou paroles de Dieu, celle qui exprime la présence divine elle-même, sa manifestation ou son habitation sur la Terre. En saccageant les jeunes plants (c'est-à-dire les autres Sephiroth), Aher a séparé la connaissance et la révélation de Dieu des autres aspects de la divinité.
Ce n'est donc pas un hasard si, dans d'autres textes, le saccage des jeunes plants est identifié au péché d'Adam, qui, au lieu de contempler la totalité des Sephiroth, préféra contempler seulement la dernière, qui semblait représenter à elle seule toutes les autres. De cette façon, il sépara l'arbre de la science de l'arbre de la vie. L'analogie Aher-Adam est significative. Comme Adam, Aher, "l'Autre", représente ici l'humanité en ce que, faisant du savoir son destin et sa puissance spécifique, elle isole la connaissance, qui n'est pas la forme accomplie de la manifestation divine, des autres Sephiroth dans lesquelles la divinité se révèle. Dans cette condition d'"exil", la Shekina perd ses pouvoirs et devient maléfique (avec une imagination enflammée, les kabbalistes disent qu'elle "suce le lait du mal").
Exil
Moïse de Léon, l'auteur du Zohar, nous a transmis une autre interprétation de l'histoire des quatre rabbins. D'après cette lecture, la Haggadah est, en vérité, une parabole sur les exégèses du texte sacré et, plus précisément, sur les quatre sens de l'écriture. Chacune des quatre consonnes du mot Pardès représente un des sens : 
  • P pour Peshat, le sens littéral
  • R pour Remez, le sens allégorique
  • D pour Derasha, l'interprétation talmudique
  • S pour Sod, le sens mystique
En correspondance, dans le Tiqqune Ha-Zohar, chacun des quatre rabbins incarne un niveau de l'interprétation : Ben Azzai, qui entre et meurt, est le sens littéral, Ben Zoma est le sens talmudique, Aher est le sens allégorique et Akiba, qui entre et sort indemne, est le sens mystique.
Dans cette perspective, comment comprendre le péché d'Aher ? Nous pouvons voir dans le saccage des jeunes plants et dans l'isolement de la Shekinah un risque mortel implicite dans tout acte d'interprétation, dans toute confrontation avec un texte ou un discours divin ou humain. Ce risque c'est que la parole, qui n'est autre que la manifestation et la non-latence de quelque chose, se sépare de ce qu'elle révèle, et acquière une consistance autonome. Le Zohar définit ailleurs, et de façon significative, l'isolement de la Shekinah comme une séparation entre la parole et la voix (la Sephira Tipheret). Le saccage des jeunes plants est, alors, un experimentum linguae, une expérience de langage qui consiste à séparer la parole autant de la voix qui la prononce que de sa référence. Une parole pure, sans plus de voix ni de référent, indéfiniment suspendue dans sa valeur sémantique et isolée en elle-même : tel est le séjour d'Aher, de "l'Autre", au Pardes. C'est pourquoi il ne peut ni périr au Paradis du langage, en adhérant au sens comme Ben Zoma et Ben Azzai, ni en sortir sain et sauf comme Akiba. Il accomplit jusqu'à son terme l'expérience de l'exil dans la Shekinah. C'est-à-dire l'expérience du langage humain. Le Talmud dit de lui : "Il ne sera pas jugé, ni n'entrera dans le monde à venir."
Note : Le Sepher ha-Zohar (Livre de la Splendeur), aussi appelé Zohar (זֹהַר), est l'œuvre maîtresse de la Kabbale, rédigée en araméen. La paternité en est discutée : il est traditionnellement attribué à Rabbi Shimon bar Yohaï, Tana du IIème siècle, mais la recherche académique considère aujourd'hui qu'il fut rédigé par Moïse de León ou par son entourage entre 1270 et 1280. Il s'agit d'une exégèse ésotérique de la Torah ou Pentateuque.

Un point de vue légèrement différent et complémentaire : 
"Cette histoire présente, semble-t-il, les dangers de la rencontre avec le paradis, ou de l'expérience directe de Dieu. Ben Azzaï a échoué car il a uniquement fait appel à son intellect. Les rabbins disent que son désir de Dieu était si grand qu'il a abandonné son corps pour que son esprit puisse rester au paradis. Ben Zoma n'a pas eu la force d'esprit de maîtriser ce qu'il avait rencontré. Comme trop de miel incite à vomir, il s'est aussi trouvé submergé. Asher, tellement troublé par cette expérience, tourna le dos au judaïsme et fut ainsi dénommé Asher, signifiant l'Autre, et perdit son véritable nom. Ben Abuya. Seul Akiva fut capable de supporter l'expérience du Jardin parce qu'il était complètement intégré d'un point de vue spirituel, intellectuel et émotionnel." (Janet Berenson-Perkins, Les secrets de la Kabbale, Editions Soline, 2002, p.8)




Giorgio Agamben, Pardès. L'écriture de la puissance : essai publié dans la Revue philosophique, 1990, n°2 traduit par J. Laporte avec la collaboration de M. Picard et P. Lorau
Giogio Agamben, La puissance de la pensée, Essais et conférences, traduit de l'italien par Joël Gayraud et Martin Rueff, Bibliothèque Payot&Rivages, 2006, p.293 et suivantes.

13 juin 2016


Giorgio Agamben
pour ou vers une théorie de la puissance destituante








Le titre des réflexions que je vais partager avec vous serait « pour ou vers une théorie de la puissance destituante ».
Avant d’en venir à ce problème, je crois qu’il me faut un peu revenir en arrière, pour interroger l’itinéraire qui m’avait amené à poser ce problème.
Si je devais me poser à moi-même la question : qu’est-ce que j’ai voulu faire quand j’ai entrepris cette espèce de longue archéologie du politique qui se met sous le titre Homo sacer ?
Je crois qu’il ne s’agissait pas pour moi de corriger ou de réviser, de critiquer des concepts ou des institutions de la politique occidentale ; ça peut être important, mais mon but était plutôt celui de déplacer les lieux même du politique, et pour cela, avant tout, d’en dévoiler les lieux et l’enjeu véritable.
Je vais aller très vite pour résumer ces points.
Il m’est apparu que le lieu originaire du politique, dans la politique occidentale, c’est quelque chose comme une opération sur la vie, ou une opération qui consiste à diviser et capturer la vie par son exclusion même, c’est-à-dire à inclure la vie dans le système par son exclusion. Et là, le concept d’exception était utile.
« Exception » signifie étymologiquement prendre quelque chose au-dehors, c’est-à-dire exclure quelque chose et l’inclure par son exclusion même. Il me semble que l’opération originaire du politique est de cet ordre-là et la vie est quelque chose de non politique, d’impolitique qui doit être exclu de la cité, du politique et par cette exclusion elle va être inclue et politisée.
C’est une impression complexe et étrange, c’est-à-dire que la vie n’est pas politique en elle-même mais elle va être politisée. Il faut qu’elle soit politisée et de cette façon elle va devenir le fondement même du système.
Vous voyez là qu’on peut dire que, dès le début, la politique occidentale est une biopolitique parce qu’elle se fonde sur cette étrange opération d’exclure la vie comme impolitique et en même temps de l’inclure par ce geste même. Voilà, ça veut dire que le lieu du politique est quand même la vie mais à travers une opération de division, d’exclusion, d’articulation, d’inclusion etc.
Donc le politique c’est quand même la vie capturée sous une certaine modalité. Je vais essayer de définir cette structure d’exception.
Ce qui m’était apparu, c’est que par cette opération, la vie est divisée d’elle-même et elle se présente sous la forme de la vie nue, c’est à dire d’une vie qui est séparée de sa forme. Mais la stratégie il me semble, est toujours la même, on retrouve cette stratégie partout : par exemple, j’avais essayé de l’éclaircir chez Aristote.
Aristote ne va jamais définir la vie et depuis toujours c’est comme ça et même aujourd’hui. La vie n’est jamais définie mais par contre ce qui n’est pas défini est divisé et articulé, vous savez bien : vie végétative, vie sensible, vie des relations. On ne sait pas ce qu’est la vie mais on sait très bien la diviser, et comme vous savez, par la technique aujourd’hui même, produire cette division, réaliser cette division.
C’est dans ce sens que dans le premier volume du livre, je disais que l’opération fondamentale et souterraine du pouvoir est justement cette articulation de la vie, cette production de la vie nue en tant qu’élément politique originaire. Parce que ce qui résulte de cette opération finalement, c’est la production de cette étrange chose qu’il ne faut pas du tout confondre avec la vie naturelle.
La vie nue n’est pas du tout la vie naturelle, c’est la vie en tant qu’elle a été divisée et incluse de cette façon dans le système.
Là, on peut essayer de montrer aussi d’autres aspects de cette opération plus étroitement liés à l’histoire de la politique. Par exemple, les travaux sur le rôle de la guerre civile dans cette perspective dans la Grèce ancienne, dans l’Athènes classique. Christian Meier et d’autres historiens ont montré qu’au Vesiècle en Grèce, il se passe une chose très singulière : on assiste à une tout autre façon de définir l’appartenance sociale des individus.
Jusqu’à ce moment-là, cet historien montre que l’inclusion dans la cité, dans la polis, se faisait par des états et des conditions sociales. Il y avait des nobles, des membres de communautés cultuelles, des marchands, des paysans, des riches. Et donc l’inclusion était définie par cette pluralité des conditions.
Ce qui se passe au Ve siècle, c’est l’apparition du concept de citoyenneté comme le concept qui va définir l’appartenance sociale des individus à la ville. Il appelle ça une politisation, c’est à dire que par ce concept de citoyenneté que nous avons (malheureusement) hérité de la Grèce classique, la vie politique va se définir par la condition et le statut pas seulement formel ou juridique mais qui définit l’action même du citoyen. C’est à dire que le critère du politique va être la citoyenneté et la polis, la cité va se définir par la condition, l’action, le statut des citoyens.
C’est une chose qui nous apparaît tout à fait claire, même triviale, mais c’est à ce moment-là que ce concept est apparu en tant que seuil de politisation de la vie. C’est-à-dire que la vie des citoyens va s’inscrire dans la cité par ce concept qui est donc un seuil, qui définit un seuil de politisation.
La polis, la cité devient donc un domaine qui définit la condition des citoyens en tant que clairement opposé et distingué de la maison. Polis et oïkos : la maison (qui définit la condition de la vie du règne de la nécessité, de la vie reproductive etc.) est clairement, par le concept de citoyenneté, séparée de la cité. Et là, c’est un point important, on retrouve cette même division dont j’avais parlé avant entre la vie naturelle, la zôè et le bios, la vie politique. Là on le retrouve par l’opposition de la maison, la famille, l’oïkos, l’économie et la polis, le politique.
Mais vous voyez que si je parle d’un seuil de politisation, c’est que vraiment le politique apparaît dans cette dimension comme un champ de tension défini par des pôles opposés, la zôè (la vie naturelle) et le bios (la vie politique) ; la maison (l’oïkos) et la polis (la cité). Ce n’est pas quelque chose de substantiel, c’est un champ de tension entre ces deux pôles.
Et là, on voit bien le rôle que la guerre civile va jouer dans ce champ de tension. Là j’étais parti des recherches de Nicole Loraux sur la guerre civile, stasis, à Athènes. Loraux dit que la guerre civile est une guerre dans la famille, c’est une guerre dont le lieu originaire est justement la maison, la famille, une guerre entre frères ou entre fils et pères, etc. Mais ce qui m’est apparu en prolongeant ces recherches, c’est que la guerre civile fonctionne en Grèce, et notamment à Athènes, comme un seuil qui va définir ce champ de force dont les deux pôles extrêmes sont la famille, la maison et la cité.
Et en traversant cette espèce de seuil, ce qui n’est pas politique se politise et ce qui est politique se dépolitise. C’est seulement si on voit la guerre civile dans cette perspective qu’on comprend des choses qui nous apparaîtraient étranges. Comme la loi de Solon qui dit que si, quand il y a une guerre civile, un citoyen ne prend pas les armes pour un des deux partis, il est infâme, il est exclu des droits politiques. Cette chose nous apparaît bizarre et chez Platon, on trouve des tas de discours du même ordre.
La guerre civile c’est le moment où les frères deviennent ennemis et l’ennemi devient frère donc de la confusion entre ces deux champs (la maison et la cité, la zôè et la polis). On a un seuil entre les deux et en le traversant il y a une politisation de la vie ou une dépolitisation de la cité.
Ça ne veut pas dire que les grecs considéraient que la stasis, la guerre civile, était quelque chose de bien, mais ils voyaient en elle justement une espèce de seuil de politisation : un cas extrême où ce qui n’est pas politique va devenir politique et ce qui est politique va s’indéterminer dans la maison.
Voilà, à la base de ma recherche, il y avait cette espèce d’hypothèse que le politique était un champ de tension entre ces deux pôles et qu’entre les deux, il y a des seuils qu’il faut traverser. Donc ça c’était le premier déplacement quand je disais un déplacement du lieu du politique, c’était une sorte de première étape dans ce déplacement.
Il y avait aussi après d’autres aspects qui s’étaient révélés tout à fait importants pour moi : la politique dans notre tradition de la philosophie politique a toujours été définie au fond sur des concepts qui sont la production et la praxis, la production et l’action. On a toujours pensé : il y a du politique là où il y a poiesis, production et praxis, action. Et encore chez Hannah Arendt c’est comme ça, les concepts fondamentaux restent ces deux-là.
Là aussi, il me semblait nécessaire d’opérer un déplacement et les deux concepts qui me sont apparus à la place comme tout à fait importants pour définir une nouvelle idée du politique ce sont au contraire (des concepts que je vais nommer rapidement) : d’une part l’usage et de l’autre quelque chose qu’en français on pourrait traduire par désœuvrement à condition de l’entendre au sens actif, c’est à dire une action qui désœuvre, qui rend inopérant quelque chose.
Je vais très vite vous dire quelque chose sur ces deux concepts qui me paraissent importants.
D’abord le concept d’usage. J’avais rencontré ce concept depuis longtemps dans beaucoup de domaines mais tout à coup, c’était en lisant la Politique d’Aristote. Vous savez qu’au début de la Politique d’Aristote, il y a cette chose quand même assez étrange : le traité sur la politique commence par un petit traité sur l’esclavage, les 30 premières pages de la politique d’Aristote sont un traité sur l’esclavage, sur la relation maître/esclave.
Mais ce qui avait attiré mon attention c’est que dans ce contexte, donc avant de définir l’objet du politique, Aristote définit l’esclave comme un Homme, un être humain (il ne fait pas de doute pour Aristote que l’esclave est un être humain) dont l’œuvre propre (ergon en grec) est l’usage du corps. Il n’explique pas cela et en effet les historiens ne s’y sont pas arrêtés mais ça me semblait très intéressant.
Qu’est que ça veut dire « usage du corps » ? J’ai donc un peu travaillé, d’abord pour comprendre d’un point de vue sémantique, immédiat et je suis tombé sur ce fait linguistique que les verbes grecs et latins que nous traduisons par user, utiliser, faire usage (kresteï en grec et uti en latin) n’ont pas de signification propre. Ce sont des verbes qui tirent leur signification du mot qui les suit, qui n’est pas à l’accusatif mais au datif ou au génitif. J’ai pris des exemples très simples parce que c’est important.
Par exemple : le grec kresteï theon, littéralement faire usage du dieu mais la signification exacte c’est consulter un oracle, kresteï nostou, faire usage du retour qui signifie éprouver de la nostalgie, kresteï symphora, faire usage du malheur qui veut dire être malheureux, kresteï polei, faire usage de la cité veut dire participer à la vie politique, agir politiquement, kresteï gynaïki, faire usage d’une femme qui veut dire faire l’amour avec une femme et kresteï keïri, faire usage de la main qui est donner un coup de poing.
Et en latin c’est la même chose, on voit qu’il n’a pas de signification propre mais la reçoit par son complément (qui n’est pas à l’accusatif mais au datif). On se donne à cette chose, si on se donne à cette chose, on en fait usage.
On voit bien une chose qu’il ne faut jamais oublier : les analyses grammaticales sont des analyses philosophiques et métaphysiques même. On ne peut pas comprendre une chose si on ne comprend pas que la grammaire contient en elle-même toute une métaphysique qui s’est cristallisée dans le langage.
Il y a des analyses de ce très grand linguiste qu’est Benveniste qui montrent que les verbes de ce genre sont des verbes qu’on a classifié dans la grammaire comme des moyens, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni actifs ni passifs. Et donc là, Benveniste essaye d’éclaircir la signification de ces verbes qui ne sont ni actifs ni passifs. Il dit que, tandis que normalement (par exemple dans l’actif), le procès, l’action, sont extérieurs au sujet et qu’il y a un sujet actif qui agit au-dehors de lui-même, dans ces verbes-là, les moyens, le verbe, indiquent un processus qui a lieu dans le sujet.
C’est-à-dire que le sujet est intérieur au processus. Le grec gignomaï ou le latin nascor (naître) ou bien morior (mourir), ou bien patior (souffrir), etc. Ce sont des verbes où le sujet est intérieur à l’action et l’action est intérieure au sujet, indétermination absolue non seulement entre actif et passif mais aussi entre sujet et objet.
Benveniste essaye de définir encore mieux et à un moment il donne cette définition qui était pour moi très éclairante. Il s’agit, dit-il, chaque fois de situer le sujet par rapport au processus selon qu’il est extérieur, comme dans l’actif, ou intérieur, et de qualifier l’agent selon que dans l’actif il effectue une action et que dans les moyens il effectue en s’affectant. C’est-à-dire en agissant, en effectuant une action, il va en être affecté lui-même.
Cette formule de « il effectue en s’affectant » est très importante pour moi. On voit bien qu’avec ces moyens donc ce n’est ni actif/passif, ni sujet, ni objet, on pourrait dire que par exemple le verbe kresteï, faire usage, exprime la relation qu’on a avec soi, l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec autre. Faire usage du retour (éprouver de la nostalgie) : c’est l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec le retour.
Le sujet est créé par l’affection qu’il reçoit par sa relation à autre chose. Ça change complètement la notion de sujet, il n’y a plus de sujet ni d’objet ni actif ni passif, c’est vraiment tout une autre ontologie, l’ontologie au moyen.
Et donc si on revient à cette idée de l’usage du corps qui est devenue pour moi très importante pour définir le politique, on pourrait imaginer cette expression kresteï somatos, faire usage du corps, et cela voudrait dire l’affection que l’on reçoit en tant qu’on a un rapport avec des corps. A mon avis, c’est la vie en tant que lieu véritable du politique. S’il y avait un sujet du politique, ce serait celui qui est affecté par sa relation avec des corps.
C’est pour ça que ce concept d’usage m’apparaissait très important et si on l’emploie comme ça, il devient vraiment la catégorie centrale qui va substituer le concept d’action, de praxis. Un concept dont je ne vais pas du tout faire la critique, qui est très important et qui a eu une histoire fondamentale dans la politique occidentale, dans l’éthique, etc. Mais c’est un concept à l’actif ou au passif et donc il reste emprisonné dans cette dialectique tandis que là, dans cette ontologie, cette politique aux moyens, on a un tiers qui n’est ni actif ni passif, c’est encore une action mais qui en même temps est un être affecté par son action ou par sa passion.
Le deuxième concept était celui du désœuvrement : il faut l’entendre comme s’il existait un verbe actif œuvrer ou ouvrer (qui existait en ancien français). Désœuvrer serait donc rendre inopérant, désactiver une œuvre. Ce n’est pas du tout une inertie, ne rien faire (ce qui est aussi important) mais par contre une forme encore d’action, de praxis ou d’œuvre, une opération qui consiste à désœuvrer les œuvres.
Ce que je voulais faire entendre par cela, c’est que d’abord, il y a un passage dans l’Ethique d’Aristote qui m’a toujours semblé important, où Aristote essaye de définir la Science politique (episteme politike) en tant qu’elle a son but dans le bonheur etc. Et à ce moment-là, il pose une question qui lui apparait quand même absurde mais qu’il pose très sérieusement.
Il dit au sujet du concept d’œuvre (ergon, qui définit l’activité propre, le but propre, l’énergie propre de chaque être) : on parle d’œuvre pour les menuisiers. Pour les joueurs de flûte, il y a bien sûr une œuvre (jouer de la flûte), pour les sculpteurs aussi (faire des statues) mais est ce qu’il y a une œuvre pour l’homme en tant que tel comme on le définit pour les menuisiers, sculpteurs, chanteurs, architectes etc ?
Et à ce moment, il dit : ou bien doit-on penser que l’homme en tant que tel est argos  ? C’est-à-dire sans ergon : désoeuvré, sans œuvre. Est-ce que l’homme en tant que tel n’a pas un ergon propre, une œuvre propre, un but propre, une vocation propre, une définition possible, etc ? Bien sûr, Aristote pose cette question mais la laisse tomber, parce que lui par contre a une réponse. Il va dire que l’ergon de l’homme, c’est l’activité selon le logos, etc.
Mais moi par contre, j’avais été frappé par cette possibilité et je m’intéressais plutôt à cette chose qu’il avait posé comme une hypothèse un peu étrange, c’est-à-dire l’idée que par contre il faut le prendre au sérieux, que l’homme est un être qui manque d’un ergon propre.
L’homme en tant que tel n’a aucune vocation biologique, sociale, religieuse ou de n’importe quelle nature qui puisse le définir essentiellement. L’homme n’a pas d’œuvre, est un être désœuvré dans ce sens. On pourrait aussi dire, un être de puissances, qui n’a pas d’actes ou d’ergon propre, mais justement il me semblait que c’est cela qui peut permettre de définir pourquoi il y a de la politique.
Si l’homme avait un ergon propre prédéterminé par la nature, la biologie, le destin, il me semble qu’il n’y aurait ni éthique ni politique possible parce qu’on ne devrait qu’exécuter des tâches. L’action la plus misérable que l’homme puisse faire : exécuter des tâches.
Voilà, j’avais essayé de définir ce concept. Le désœuvrement d’abord n’est pas une suspension de l’activité mais une forme particulière d’activité et deuxièmement, j’avais immédiatement vu que dans l’histoire de la pensée occidentale, c’était justement un problème qu’on n’avait jamais posé.
L’idée de toute inactivité, l’idée, surtout dans le monde moderne à partir du christianisme par exemple, que Dieu puisse être un être oisif est quelque chose qui répugne les théologiens. Dieu non seulement a créé le monde mais ne cesse de le créer et ne cesse d’agir, ne cesse de le gouverner, la création est continue et l’idée qu’un dieu puisse être inactif ou désœuvré et une chose monstrueuse pour les théologiens et je crois que toute la tradition de la modernité se fonde sur le refoulement du désœuvrement.
Un des lieux où ce problème a été pensé, c’est le problème de la fête. C’est un des lieux où dans notre tradition, on essaye de donner une place au désœuvrement.
Et dans notre société moderne, c’est un peu calqué sur le concept du shabbat, c’est-à-dire la suspension de l’activité. La fête consisterait à suspendre l’activité, ce serait donc une suspension provisoire des activités productives. On voit que en même temps c’est un problème perçu mais en même temps qui est bien limité, dans des limites qui excluent, qui rendent impossibles de le penser véritablement.
Mais si on réfléchit à la fête même, on voit bien que ce n’est pas du tout la définition de la fête, la suspension du travail, parce que dans la fête, même si dans le shabbat toute activité productive est interdite, on fait des choses : on fait des repas et dans les fêtes on s’échange des dons.
On fait des choses mais toutes les choses qu’on fait sont soustraites à leur économie propre, sont destituées de leur économie propre. C’est-à-dire que si on mange ce n’est pas pour se nourrir mais être ensemble, faire l’expérience d’une festivité, si on s’habille ce n’est pas pour se protéger du froid, c’est là aussi pour autre chose, pour un autre usage et surtout si on s’échange des choses ou des dons, ce n’est pas par un échange économique.
La fête est définie non pas simplement par une action mais par un genre particulier d’opération. C’est-à-dire que les activités humaines sont soustraites à leur économie propre et par cela ouvertes à un autre usage possible.
Les folklores sont remplis de ces choses, la fête des morts dans le folklore sicilien, qu’on retrouve dans les pays anglo-saxons, dans Halloween. Dans Halloween, les enfants sont les morts qui réapparaissent et prennent ou volent même les choses qui sont dans une certaine économie et en les soustrayant à l’économie, on les ouvre à cette chose qu’on appelle l’étrenne, le cadeau, etc.
Donc c’était pour vous montrer tout simplement qu’on peut très bien penser une activité comme celle qu’on fait dans la fête, qui ne se limite pas à suspendre une économie, une action, une œuvre mais aussi en fait un autre usage.
Mais cet élément destitutif de la fête me paraît très important : c’est toujours soustraire une chose à son économie propre, pour la désœuvrer, pour en faire un autre usage.
Par exemple, les anciens disaient qu’il n’y a pas de fête sans danse. Mais qu’est-ce que la danse si ce n’est une libération des gestes et des mouvements du corps de leur économie propre ? Si ce n’est soustraire les gestes à une certaine utilité économique, une certaine direction et l’exhiber en tant que telle, en la désœuvrant.
Et les masques c’est la même chose. Que sont les masques si ce n’est une neutralisation du visage ? Le masque va rendre inopérant le visage, va désœuvrer le visage, mais en cela, il en montre ou en expose quelque chose même de plus vrai.
Un autre exemple qui me semble tout à fait clair, pour comprendre ce qu’est le désœuvrement : qu’est-ce qu’un poème ? C’est une opération linguistique qui a lieu dans le langage comme toute autre, il n’y a pas d’autre lieu pour le poème. Le poème est une opération langagière, dans le langage.
Alors qu’est-ce qu’il se passe ? Là encore, on voit que le langage est désactivé de sa fonction informationnelle, communicative etc. Et par ce désœuvrement, il est ouvert à un autre usage, ce que l’on appelle poésie. Ce n’est pas facile de dire ce que c’est, mais une définition très simple c’est soustraire le langage à son économie informationnelle, communicationnelle et cela va faire cet autre usage du langage qu’on appelle poésie.
Là c’est quelque chose qui fait partie presque anthropologiquement de la condition humaine.
Par exemple la bouche est une partie de l’appareil digestif de l’homme, c’est même le premier élément du système digestif. Que fait l’homme ? L’homme détourne la bouche de cette fonction pour en faire le lieu du langage. Et donc toutes les dents qui servent à mâcher vont servir à faire les dentales, etc.
Vous voyez, l’homme marche par désœuvrement même des fonctions biologiques. Même les fonctions biologiques du corps sont ouvertes à un autre usage. Le baiser c’est la même chose, il prend cet élément digestif et en fait un autre usage.
Donc le désœuvrement est une activité propre de l’homme qui consiste à désœuvrer les œuvres économique, biologique, religieuses, juridiques sans simplement les abolir. Le langage n’est pas aboli. Qu’est-ce que ça pourrait être un désœuvrement de la loi ? On va le voir, la loi n’est pas simplement abolie mais soustraite à son horrible économie et on peut en faire peut-être un autre usage.
Et là je peux enfin en venir à mon problème de la puissance destituante.
Parce que si on met au centre de la politique non plus la poiesis et la praxis, c’est-à-dire la production et l’action mais l’usage et le désœuvrement, alors tout change dans la stratégie politique.
Notre tradition a hérité ce concept de pouvoir constituant de la Révolution française. Mais ici, on doit penser quelque chose comme une puissance destituante. Parce que justement le pouvoir constituant est solidaire de ce mécanisme qui va faire que tout pouvoir constituant va fonder un nouveau pouvoir constitué.
C’est ce qu’on a toujours vu, les révolutions se passent comme ça : on a une violence qui va constituer les droits, un nouveau droit, et après on aura un nouveau pouvoir constitué qui va se mettre en place. Tandis que si on était capable de penser un pouvoir purement destituant, pas un pouvoir mais justement je dirais pour cela une puissance purement destituante, on arriverait peut-être à briser cette dialectique entre pouvoir constituant et pouvoir constitué qui a été, comme vous le savez, la tragédie de la Révolution.
C’est ça qui s’est passé et on le voit partout même maintenant, par exemple dans la révolution du Printemps arabe. Immédiatement, on a fait des assemblées constituantes et ça a été suivi par quelque chose de pire que ce qu’il y avait avant. Et le nouveau pouvoir constitué qui s’est mis en place par ce mécanisme diabolique du pouvoir constituant devient un pouvoir constitué.
Donc à mon avis ce sont des concepts qu’il faut avoir le courage d’abandonner : en finir avec le pouvoir constituant. Negri ne serait pas d’accord mais il faut penser un pouvoir ou plutôt une puissance qui ait la force de rester destituante.
Ça nous engage à élaborer une tout autre stratégie. Par exemple, si on pense une violence, cette violence doit être purement destituante. Il faut faire attention, si c’est une violence qui va constituer un nouveau droit, on a perdu.
Donc il faut penser les concepts de révolution, d’insurrection, d’une toute autre façon ce qui n’est pas facile.
Là je voulais donc uniquement quelques repères. C’est tout un travail à faire que vous devez faire aussi, que j’ai essayé de faire moi aussi. Mais pour l’instant, comme c’est un travail en cours, je voulais uniquement vous donner quelques éléments du moment où il me semble que dans notre tradition, on a essayé de penser cela.
La première chose qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est l’essai de Walter Benjamin sur la critique de la violence. C’est un essai qui, si on le lit dans cette perspective, a vraiment cela au centre.
Dans cet essai, Benjamin essaye de penser ce qu’il appelle « une violence pure », c’est-à-dire une violence qui ne va jamais poser un nouveau droit. C’est-à-dire une violence qui serait capable de briser ce qu’il appelle « la dialectique entre la violence qui pose les droits et la violence qui les conserve ». Notre système politique, ce qu’on avait appelé avant le pouvoir constituant, le pouvoir constitué, c’est ça.
Notre système politique se fonde sur cette idée. Par exemple quand il y a des révolutions, des changements, on a une violence qui fonde un nouveau droit et immédiatement après, cela se traduit dans une violence qui va le conserver.
Et Benjamin dit que c’est ce mécanisme qu’il faut briser et donc il essaye dans ce texte de penser ce qu’il va appeler une « violence pure », une violence divine, peut-importe. Et il va le définir justement comme une violence qui va entsetzen (il emploie le verbe allemand) : qui va déposer le droit, sans fonder un nouveau droit.
C’est-à-dire une violence qui brise son rapport avec le droit. Il essaye de trouver des exemples dans la mythologie grecque et surtout dans l’idée de Sorel de grève générale prolétaire. Il y voit une forme de violence pure dans le sens où elle ne va pas constituer de droit, elle n’est pas dirigée à obtenir et constituer un nouveau droit. C’est une violence qui reste purement destitutive par rapport au droit existant.
C’est un exemple qui me semble important parce qu’il a bien vu justement que le problème c’est de briser ce rapport.
Un autre exemple qui me vient à l’esprit c’est ce que Paul (l’apôtre) essaye de faire dans ses lettres. C’est-à-dire qu’il va définir les rapports entre le Messie et la Torah (la loi juive) par le verbe grec katargeïn qui veut dire rendre argos,rendre inopérant, désactiver.
Ce qu’il dit en fait, c’est : nous sommes des juifs et bien sûr on ne va pas détruire la loi, on ne va pas détruire la Torah, mais on va la rendre inopérante, argos, la désœuvrer.
Et donc le Messie n’est pas quelqu’un qui simplement abolit la loi, c’est quelqu’un qui la désœuvre. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est vraiment son problème : penser un rapport à la loi qui, sans tout simplement la nier, l’éliminer, nie le fait qu’on doit exécuter des commandements, tout autre rapport à la loi.
C’est un trait du messianisme juif qui va jusqu’aux formes qu’il a pris au XVIIesiècle dans le sens que l’accomplissement de la loi est sa transgression, comme dit Sabbataï Tsevi. Donc dans le messianisme il y avait ce problème : penser un rapport à la loi qui ne soit pas son exécution, son application.
C’est très intéressant : est-il possible de penser un rapport à la loi qui la désactive, qui la rende inopérante en tant que commandement et en permet un autre usage ? C’est ce que c’était au début pour Paul et qui après est devenu le christianisme, qui a complètement trahi cette chose.
Mais il y a une chose par exemple qui peut être utile dans cette perspective. Paul a dit une chose à un certain moment pour comprendre ce que pourrait être ce rapport à la loi qui ne l’exécute pas sans l’abolir. Il dit, pour exprimer la condition messianique, que la condition maintenant c’est que ceux qui ont une femme comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent une maison comme s’ils ne la possédaient pas etc.
Par exemple, tu es né dans une certaine condition sociale, tu es esclave, fais-en usage. Et il emploie cette expression du verbe kresteï.
C’est-à-dire que le problème n’est pas tout simplement : je suis esclave et je vais devenir libre, d’abord fais-en usage. Apprendre à faire usage de sa condition, c’est-à-dire à la désactiver, à la rendre inopérante par rapport à soi-même et en cela ça devient une possibilité proprement désœuvrante qui va rendre possible un autre usage de ta condition.
Ce n’étaient que des exemples, je ne suis pas en train de dire que c’est ça qu’il faut faire, c’était juste pour vous montrer que dans certains moments de notre tradition de pensée on a quand même ce problème.
Et là, c’est une chose qui me semble aussi importante, il me semble que c’est cette puissance destituante que la pensée du XXe siècle a essayé de penser, sans y réussir vraiment.
Ce qu’Heidegger pense comme destruction de la tradition, ce que Schürmann pense comme déconstruction de l’arché, ce que Foucault pense comme archéologie philosophique, c’est-à-dire remonter à un certain arché, un certain a priori historique et essayer de le neutraliser.
Il me semble que ce sont des essais qui vont dans cette direction (et c’est ce que moi-même j’ai essayé de faire) sans peut-être vraiment y arriver. Mais c’est cela, c’est la destitution des œuvres du pouvoir, pas simplement l’abolition.
C’est quelque chose d’évidemment très difficile parce qu’aussi on ne peut pas la réaliser uniquement par une praxis. C’est-à-dire que le problème n’est pas quelle forme d’action va-t-on trouver pour destituer le pouvoir, parce-que ce qui va destituer le pouvoir n’est pas une forme d’action mais uniquement une forme-de-vie.
Ce n’est que par une forme-de-vie que le pouvoir destituant peut s’affirmer donc ne n’est par cette activité-là, cette praxis-là, c’est par la construction d’une forme-de-vie.
Vous voyez pourquoi c’est difficile puisqu’il ne s’agit pas de telle action, on va faire ci, on va faire ça. Ça ne suffit pas. Il faut d’abord constituer une forme-de-vie.
Et là on peut revenir à pourquoi il est si difficile de faire cela. Pourquoi par exemple est-il difficile de penser des choses comme l’anarchie (l’absence de commandement, de pouvoir), l’anomie (l’absence de loi) ? Pourquoi est-ce si difficile de penser ce concept qui pourtant semble contenir quelque chose ?
Benjamin dit une fois que la véritable anarchie est l’anarchie de l’ordre bourgeois et dans le film Salo de Pasolini, il y a un fasciste qui dit à un moment que la véritable anarchie est l’anarchie du pouvoir. C’est quelque chose qu’il faut prendre à la lettre.
Donc le pouvoir marche par capture de l’anarchie, le pouvoir qu’on a en face n’est fonction que parce qu’il a reçu, inclus (toujours ce processus de l’exclusion incluante) l’anarchie.
Même chose avec l’anomie, c’est évident avec l’état d’exception : notre pouvoir marche en étant capable d’inclure, de capturer l’anomie. L’état d’exception est une absence de loi tout simplement, mais une absence de loi qui va devenir intérieure au pouvoir, à la loi.
C’est cela qui est compliqué. On ne peut pas accéder à l’anarchie, on ne peut pas accéder à l’anomie. Et on pourrait continuer, notre pouvoir dit démocratique se fonde en fait sur l’absence du peuple, on pourrait dire « adémie » (dèmos, le peuple). La démocratie qu’on a en face c’est quelque chose qu’on a par le mécanisme ridicule de la représentation qui a capturé l’adémie, l’absence de peuple, en son centre.
Voilà, mais c’est justement cela qui rend si compliqué l’essai d’accéder à l’anarchie, d’accéder à l’anomie. On ne peut pas y accéder immédiatement parce que d’abord il faut désactiver, désœuvrer, destituer l’anarchie du pouvoir.
C’est-à-dire que la véritable anarchie n’est rien d’autre que la destitution de l’anarchie du pouvoir. Et c’est pour ça qu’on ne peut pas la penser parce que si on essaye de penser l’anarchie, on a en face ce que le pouvoir en a fait, c’est-à-dire la guerre de tous contre tous, le désordre…
Si on essaye de penser l’anomie, on a cette chose absurde : le manque de loi, le chaos où chacun fait ce qu’il veut. Mais c’est faux, ça c’est l’image que la capture de l‘anarchie, la capture de l’anomie, nous laissent en face. Si d’abord on arrive à désactiver l’anarchie et l’anomie capturées par le pouvoir, peut-être alors que la véritable anarchie peut réapparaître.
C’est pour ça que des travaux comme ceux des anthropologues Clastres et Sigrist sont importants. Ils montrent très clairement que ce n’est pas du tout vrai. Si on regarde les sociétés primitives, on voit l’anarchie mais ce n’est pas du tout ce que notre tradition politique nous présente. Par exemple, dans le livre de Sigrist, il emploie la formule « anarchie contrôlée ». C’est pour dire que c’est une absence de pouvoir mais pas du tout la guerre de tous contre tous, le chaos, ce sont des formes différentes. C’est aussi ce qu’Illich a essayé de penser par ce concept de « vernaculaire ». Ce n’est pas l’anarchie que l’on croit.
C’est cette chose-là qui me semblait importante : on ne pourra pas accéder à une véritable pensée de l’anarchie si on ne neutralise pas d’abord l’anarchie que le pouvoir contient en son centre.
Je vous avais dit que ce n’est pas une tâche théorique mais que cela ne sera possible, cette opération de destitution du pouvoir, que par une forme-de-vie. Donc ce n’est pas tout simplement trouver la bonne action mais constituer des formes-de-vie. Je dirais même qu’une forme-de-vie c’est justement là où on rejoint quelque chose qui d’elle-même va être destituante.
J’avais essayé de définir ce concept de forme-de-vie au début de ma recherche comme une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme.
C’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son mode de vie, est en jeu la vie même : une vie pour laquelle sa vie même est en jeu dans sa façon de vivre. Vous voyez là donc qu’il ne s’agit pas simplement d’un mode de vie différent. Ce sont des modes de vie qui ne sont pas simplement des choses factuelles mais des possibilités.
Tiqqun avait développé cette définition de façon très intéressante dans trois thèses que je vous lis et qui sont dans le n°2 de la revue : « 1- L’unité humaine n’est pas le corps ou l’individu, c’est la forme-de-vie. 2- Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, une attraction, un goût. 3- Ma forme-de-vie ne se rapporte pas à ce que je suis mais à comment je suis ce que je suis. »
Donc d’abord, la forme-de-vie est quelque chose comme un goût, une passion, un clinamen : c’est quelque chose d’ontologique qui affecte un corps. Mais aussi je voudrais m’arrêter sur le dernier point : le concept du comment.
Ce n’est pas ce que je suis mais comment je suis ce que je suis. Dans la tradition de l’ontologie occidentale, ce serait ce qu’on a essayé parfois de penser comme une ontologie modale.
Vous connaissez peut-être la thèse de Spinoza : il n’y a que l’être, la substance et ses modes, ses modifications. Il n’y a que Dieu et ses modifications qui sont les êtres, les êtres singuliers. Les êtres singuliers ne sont que des modes, des modifications de la substance unique.
Mais là, je crois qu’il faut encore poursuivre, éclaircir. La substance, l’être n’est pas quelque chose qui précède le mode et existe indépendamment de ces modifications. L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment.
Et là vous voyez que c’est toute une autre ontologie qu’il faudra penser dans le sens que l’ontologie a toujours été définie par ces deux concepts : identité et différence. Donc on a essayé par exemple de penser le problème un et multiple par le concept identité et différence (différences ontologique etc.).
Et il me semble que ce qu’il faudrait penser, c’est un tiers qui va neutraliser ce couple identité/différence. Je veux dire par là que si on prend par exemple la thèse spinoziste qu’on a toujours qualifiée de panthéiste, c’est-à-dire deus sive natura, Dieu ou bien la nature, il ne faut pas croire que cela veut dire Dieu = nature parce que là on retombe dans identité /différence. Non, sive veut dire ou bien et exprime justement la modalisation, la modification, c’est-à-dire la neutralisation et l’élimination aussi bien de l’identité que des différences.
Divin n’est pas l’être en soi mais son « ou bien », son sive, ses modifications. Je ne sais pas si on pourrait dire : le fait de se « naturer » dans ce mode, naître dans ce mode.
Donc vous voyez la différence, toutes les critiques qu’on a fait au panthéisme dans le sens que c’est absurde de penser que être = mode, Dieu = nature, c’est faux. Ce n’est pas ça : Dieu se modalise, c’est la modalisation, la modification qui est importante. Dieu, le divin n’est que ce processus de modification.
Et là aussi, pour cela, il faudrait penser différemment le rapport entre la puissance et l’acte. La modification n’est pas une opération par laquelle quelque chose qui était en puissance, l’être ou Dieu, s’actualise, se réalise, s’épuise en cela.
Ce qui aussi bien dans le panthéisme que dans le cas d’une forme-de-vie va désactiver les œuvres est surtout une expérience de la puissance en tant que telle mais de la puissance en tant qu’habitus, cet usage habituel, on pourrait dire de la puissance qui va se manifester dans ce désœuvrement qui est aussi la forme chez Aristote d’une puissance du ne pas, ne pas être, ne pas faire, mais qui est surtout un habitus, un usage habituel : une forme-de-vie. Et une forme-de-vie, c’est un usage habituel de la puissance. Il ne faut pas penser : une puissance, je dois la mettre en acte, la réaliser. Non, c’est un habitus, un usage habituel.
Donc dans ce sens, tous les êtres vivants sont dans une forme-de-vie mais cela n’est pas équivalent à dire que tous les êtres vivants sont une forme-de-vie. Parce que justement une forme-de-vie est quelque-chose qui va rejoindre cet usage habituel de la puissance qui va désœuvrer les œuvres.
Bon, et je crois que j’en ai même trop dit.
Une chose qu’on avait discutée l’autre soir : tout cela implique aussi qu’il y a un autre concept politique dans notre tradition qu’il faut repenser. C’est celui d’organisation. Parce que vous comprenez que si la définition d’une forme-de-vie que je donne est correcte, la forme-de-vie n’est pas quelque chose que quelqu’un peut prétendre organiser. Elle est déjà en elle-même pour ainsi dire complètement organisée. Qui va organiser des formes-de-vie puisque la forme-de-vie est le moment où on a rejoint l’usage habituel d’une puissance ?
Et donc à mon avis le problème de l’organisation politique est l’un des problèmes majeurs de notre tradition politique et il faut le repenser.
Voilà, c’est tout.