Affichage des articles dont le libellé est BAUDELAIRE Charles. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est BAUDELAIRE Charles. Afficher tous les articles

5 avr. 2020

Walter Benjamin

Notes 
sur les “Tableaux parisiens” de Baudelaire (1939)


L’étude d’une oeuvre lyrique fréquemment se propose pour but de faire entrer le lecteur dans certains états d’âme poétiques, de faire participer la postérité aux transports qu’aurait connus le poète. Il semble, toutefois admissible de concevoir pour une telle étude un but quelque peu différent. Pour le définir de façon positive, on pourrait avoir recours à une image. Mettons qu’une science attachée au devenir social soit en droit de considérer certaine oeuvre poétique – monde suffisant à soi-même, en apparence – comme une sorte de clé, confectionnée sans la moindre idée de la serrure où un jour elle pourrait être introduite. Cette oeuvre se verrait donc revêtue d’une signification toute nouvelle à partir de l’époque où un lecteur, mieux, une génération de lecteurs nouveaux, s’apercevrait de cette vertu-clé. Pour eux, les beautés essentielles de cette oeuvre iront s’intégrer dans une valeur suprême. Elle leur fera saisir, à travers de son texte, certains aspects d’une réalité qui sera non tant celle du poète défunt que la leur propre. Certes, ces lecteurs ne se priveront pas de cette utilité suprême dont, pour eux, l’oeuvre en question fera preuve. Ils ne se priveront donc pas non plus des démarches de l’analyse qui vont les familiariser avec elle.
Le cycle des Tableaux parisiens de Baudelaire est le seul qui ne figure dans Les Fleurs du Mal qu’à partir de la deuxième édition. Il est peut-être permis d’y chercher ce qui en Baudelaire a mûri le plus lentement, ce qui a, pour éclore, demandé le plus d’expériences substantielles. Mieux qu’aucun autre texte, ce cycle de poésies nous fait sentir ce que pouvait être la répercussion des foyers de vie moderne, des grandes villes, sur une sensibilité des plus délicates et des plus sévèrement formées. Telle était la sensibilité de Baudelaire. Elle lui a valu une expérience qui porte la marque de l’originalité essentielle. C’est le privilège de celui qui, le premier, a mis le pied sur une terre inexplorée et qui en a tiré pour ses notations poétiques, une richesse non seulement singulière, mais aussi de portée surprenante. Cette portée n’a point été prévisible dès le début. À preuve certains traits non moins significatifs que beaux dont on ne voit guère qu’ils auraient frappé le lecteur du XIXe siècle. Tant il est vrai que toute expérience originale garde comme enfermés dans son sein certains germes qui sont promis à un développement ultérieur. Dans ces notes, il s’agira donc bien moins de faire revivre le poète dans son milieu que de rendre visible, par l’ensemble de quelques poèmes, l’actualité extraordinaire de ce Paris dont Baudelaire fit, le premier, l’expérience poétique.
Pour approfondir le fond du problème, on pourra partir d’un fait paradoxal. Paul Desjardins en fit la constatation subtile. « Baudelaire, dit-il, est plus occupé d’enfoncer l’image dans le souvenir que de l’orner et de la peindre. » En effet, Baudelaire, dont l’oeuvre est si profondément imprégnée de la grande ville, ne la peint guère. Tant dans Les Fleurs du mal que dans ces Poèmes en prose qui, pourtant, dans leur titre originaire Le Spleen de Paris et tant de passages évoquent la ville, on chercherait vainement le moindre pendant de descriptions de Paris comme elles foisonnent dans Victor Hugo. L’on se souviendra du rôle que la description minutieuse de la grande ville joue chez certains poètes plus récents, surtout d’inspiration socialiste, et on remarquera que s’en être privé constitue un fondement de l’originalité baudelairienne. Ces descriptions de la grande ville s’accordent volontiers avec une certaine foi avec les prodiges de la civilisation, avec un idéalisme plus ou moins verbeux. La poésie de Verhaeren abonde de traits de ce genre :
Et qu’importent les maux et les heures démentes / Et les cuves de vice où la cité fermente / Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles / Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté / Qui soulève vers lui l’humanité / Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.
Rien de tel chez Baudelaire. Tout en subissant le prestige de la grande ville, « où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements », il garde je ne sais quoi de désenchanté. Paris, pour lui, c’est « cette grande plaine où l’autan froid se joue », c’est « les maisons dont la brume allongeait la hauteur », simulant « les deux quais d’une rivière accrue », c’est l’amoncellement de « palais neufs, échafaudages, blocs, vieux faubourgs », c’est surtout la ville en voie de disparition :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel).

La forme de la ville changeait, en effet, et cela avec une vitesse prodigieuse, du temps de Baudelaire. Il ne faut pas oublier que l’oeuvre de Haussmann, ses larges tracés qui ne s’embarrassaient d’aucune considération historique, étaient bien faits pour constituer un terrible memento mori à l’intention et au coeur de Paris même. Cette oeuvre destructrice, toute pacifique qu’elle fût, illustrait pour la première fois et sur le corps de la ville même ce que pouvait l’action d’un seul homme pour anéantir ce qui, par des générations, avait été érigé. Un sentiment prémonitoire de l’insigne précarité des grands centres urbains n’est nullement absent des Tableaux parisiens. Le frisson nouveau dont Baudelaire, d’après Hugo, aurait doté la poésie, est un frisson d’appréhension.
Le Paris baudelairien est pour ainsi dire une ville minée, ville défaillante, ville frêle. Rien de beau comme le poème Le Soleil qui le montre traversé de rayons comme un vieux tissu précieux et râpé. Le vieillard, image sur laquelle se termine ce chant de la décrépitude qu’est le Crépuscule du matin – le vieillard qui jour après jour avec résignation se remet à la besogne est l’allégorie de la ville :
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux, / Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
Pour Paris, même les êtres d’élection sont décrépits. Dans la foule immense des citadins, les vieilles femmes sont les seules que transfigurent leur faiblesse et leur dévouement.
Seul un lecteur qui aurait saisi ce que signifie l’effacement de la ville dans la poésie urbaine de Baudelaire, pourra entrevoir la significations de certains vers qui vont à l’encontre de ce procédé. Chez Baudelaire, la discrétion dans l’évocation de la ville n’exclut pas le trait chargé, et même l’exagération. Tel le début du sonnet A une passante :
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Ce n’était pas seulement un accent absolument nouveau dans la poésie lyrique (accent dont la vigueur est doublée du fait qu’il est mis au début du poème), mais encore cette phrase, prise comme un simple énoncé, parait d’une hardiesse provocante. Certes, cette constatation, pour nous, habitués aux bruits ininterrompus des klaxons dans nos rues, n’a-t-elle rien d’étrange. Mais quelle dut être son étrangeté pour les contemporains du poète, et combien est étrange cette conception du Paris de dix-huit cent cinquante d’où elle découlait. Dans ce poème, la singularité de la description va de pair avec la maîtrise poétique. On est en droit d’y voir une évocation puissante de la foule. D’autre part, il n’y a pas, dans cette poésie, un seul passage qui y fasse allusion, à moins, toutefois, qu’on ne veuille la trouver dans son énigmatique phrase initiale. Tant il est vrai que Baudelaire ne peint pas.
On peut, pour les Tableaux parisiens, parler d’une présence secrète de la foule. Danse macabre, Le Crépuscule du soir, Les Petites Vieilles, en sont autant d’évocations. La foule innombrable de ses passants constitue le voile mouvant à travers lequel le promeneur parisien voit la ville. Aussi, les notations sur la foule, inspiratrice souveraine, source d’ivresse pour le passant, ne manquent-elles pas dans les Journaux intimes. Mieux que de se référer à ces passages vaudrait peut-être de relire l’endroit magistral où Poe évoque la foule. On y retrouvera la valeur divinatoire de l’exagération dans ces premières tentatives de rendre la physionomie des grandes villes. « Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien convaincu et propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu’à se frayer un chemin à travers la foule. Ils fronçaient les sourcils et roulaient des yeux vivement ; quand ils étaient bousculés par quelques passants voisins, ils ne montraient 
aucun symptôme d’impatience, mais rajustaient leurs vêtements et se dépêchaient. D’autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets dans leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à eux-mêmes et gesticulaient, comme s’ils se sentaient seuls par le fait même de la multitude innombrable qui les entourait. Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs gesticulations, et attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le passage des personnes qui leur faisaient obstacle. S’ils étaient poussés, ils saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de confusion. »
On pourrait difficilement considérer ce passage comme une description naturaliste. La charge est bien trop brutale. Mais ce passant dans une foule exposé à être bouscule par les gens qui se hâtent en tous sens, est une préfiguration du citoyens de nos jours quotidiennement bousculé par les nouvelles des journaux et de la T.S.F et exposé à une suite de chocs qui atteignent parfois les assises de son existence même. Cette aperception divinatoire qui se trouve dans la description de Poe, Baudelaire l’a faite sienne. Il est allé plus loin : il a bien senti la menace que les foules de la grande ville constituent pour l’individu et pour son aparté. Une pièce singulière et déconcertante, Perte d’auréole, révèle de ses angoisses :

« Vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. »
Quelques remarques des critiques les plus avisés pourront s’insérer ici. Gide, et après lui, Jacques Rivière, ont insisté sur certains chocs intimes, certains décalages, que subit le vers baudelairien dans sa structure. « Etrange train de paroles », dit Rivière. « Tantôt comme une fatigue dans la voix un mot plein de faiblesse :
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve / Trouveront dans ce sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
Ou bien
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures.
On pourrait ajouter le célèbre début de poème :
La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse.
S’il paraissait hasardeux de rapprocher ces défaillances métriques de l’expérience du promeneur solitaire dans la foule, on pourrait se référer au poète lui-même. On lit, en effet, dans la dédicace des Petits poèmes en prose : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que nait cet idéal obsédant. »
Nous venons de parler d’un promeneur solitaire. Solitaire, Baudelaire l’a été dans l’acception la plus atroce du mot. « Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, et au milieu de mes camarades, surtout – sentiment de destinée éternellement solitaire. » Ce sentiment porte, au-delà de sa signification individuelle, une empreinte sociale. Une parenthèse la dégagera brièvement.
Dans la société féodale, jouir de ses loisirs – être exempt de travail – constituait un privilège. Privilège, non seulement de fait mais de droit. Les choses n’en sont plus là dans la société bourgeoise. La société féodale pouvait d’autant plus aisément reconnaitre le privilège du loisir à certains d’entre ses membres qu’elle disposait des moyens d’anoblir cette attitude, voire de la transfigurer. La vie de la cour et la vie contemplative faisaient comme deux grands moules dans lesquels les loisirs du grand seigneur, du prélat et du guerrier pouvaient être coulés. Ces attitudes, celle de la représentation aussi bien que celle de la dévotion, convenaient au poète de cette société, et son oeuvre les justifiait. En écrivant, le poète garde un contact, au moins indirect, avec la religion ou avec la cour, ou bien avec les deux. (Voltaire, le premier littérateur en vue, qui rompt délibérement avec l’Eglise, se ménage une retraite auprès du roi de Prusse.)
Dans la société féodale, les loisirs du poète sont un privilège reconnu. Par contre, une fois la bourgeoisie au pouvoir, le poète se trouve être le désoeuvré, « l’oisif » par excellence. Cette situation n’a pas été sans provoquer un désarroi notable. Nombreuses furent les tentatives d’y échapper. Les talents qui se sentaient le plus à l’aide dans leur vocation de poète prirent leur plus grand essor : Lamartine, Victor Hugo se trouvaient comme investis d’une dignité toute nouvelle. C’étaient en quelque sorte les prêtres laïques de la bourgeoisie. D’autres – Béranger, Pierre Dupont – se contentaient de solliciter le concours de la mélodie facile pour assurer leur popularité. D’autres encore, dont Barbier, firent leur la cause du quatrième état. D’autres enfin, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, se réfugièrent dans l’art pour l’art.
Baudelaire n’a su s’engager dans aucune de ces voies. C’est ce qui a été si bien dit par Valéry dans cette fameuse Situation de Baudelaire où on lit : « Le problème de Baudelaire devait se poser ainsi : être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. Je ne dis pas que ce propos fut conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire – et même essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d’ Etat. » On peut dire que Baudelaire, en face de ce problème, prit le parti de le porter devant le public. Son existence oisive, dépourvue d’identité sociale, il prit la résolution de l’afficher ; il se fit une enseigne de son isolement social : il devint flâneur. Ici comme pour toutes les attitudes essentielles de Baudelaire, il parait impossible et vain de départir ce qu’elles comportaient de gratuit et de nécessaire, de choisi et de subi, d’artifice et de naturel. En l’espèce, cet enchevêtrement tient à ce que Baudelaire éleva l’oisiveté au rang d’une méthode de travail, de sa méthode à lui. On sait qu’en bien des périodes de sa vie il ne connut pour ainsi dire pas de table de travail. C’est en flânant qu’il fit, et surtout qu’il remania interminablement ses vers.
Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures / Les personnes, abri des secrètes luxures, /Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés / Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés, / Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime, / Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, / Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, / Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
C’est le flâneur Baudelaire qui fit l’expérience des foules dont nous avons parlé. Nous y revenons pour mettre en valeur un autre de ces coups de sonde qu’il portait dans les profondeurs de la vie collective. Une des premières réactions que fit naitre la formation des foules au sein de la grande ville, fut la vogue de ce qu’on nommait les « physiologies ». C’étaient là de petits livrets à quelques sous dont l’auteur s’amusait à classer des types d’après leur physionomie et à saisir au vol aussi bien le caractère que les occupations et le rang social d’un passant quelconque. L’oeuvre de Balzac donne mille échantillons de cette manie. Voilà, dira-t-on, une perspicacité bien illusoire. Illusoire, en effet. Mais il y a un cauchemar qui lui correspond et celui-ci, de son côté, apparait comme beaucoup plus substantiel. Ce cauchemar serait de voir les traits distinctifs qui au premier abord semblent garantir l’unicité, l’individualité stricte d’un personnage révéler à leur tour les éléments constitutifs d’un type nouveau qui établirait, lui, une subdivision nouvelle. Ainsi se manifesterait, au coeur de la flânerie, une fantasmagorie angoissante. Baudelaire l’a développée vigoureusement dans Les Sept Vieillards
Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes / Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux, / Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes, / Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux, / M’apparut
Son pareil le suivait : barbe, oeil, dos, bâton, loques, / Nul trait ne distinguait, du même enfer venu, / Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques, / Marchaient du même pas vers un but inconnu. / A quel complot infâme étais-je donc en butte / Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait ? / Car je comptai sept fois, de minute en minute, / Ce sinistre vieillard qui se multipliait !
L’individu qui est ainsi présenté dans sa multiplication comme toujours identique, suggère l’angoisse qu’éprouve le citadin à ne plus pouvoir, malgré la mise en oeuvre des singularités les plus excentriques, rompre le cercle magique du type. Cercle magique qui est déjà suggéré par Poe dans sa description de la foule. Les êtres dont il la voit composée, apparaissent comme assujettis à des automatismes. C’est, du reste, la conscience de cet automatisme strictement réglé, de ce caractère rigoureusement typique qui, lentement acquise, solidement établie, va leur permettre, au bout d’un siècle de se targuer d’une inhumanité et d’une cruauté inédites. Il paraît que, par échappées, Baudelaire ait saisi les traits de cette inhumanité à venir. On lit dans Fusées :
« Le monde va finir… Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie… Ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle… Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? … Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons ? »
Nous ne sommes déjà pas si mal placés pour convenir de la justesse de ces phrases. Il y a bien des chances qu’elles gagneront en sinistre. Peut-être la condition de la clairvoyance dont elles font preuve, était beaucoup moins un don quelconque d’observateur que l’irrémédiable détresse du solitaire au sein des foules. Est-il trop audacieux de prétendre que ce sont ces mêmes foules qui, de nos jours, sont pétries par les mains des dictateurs ? Quant à la faculté d’entrevoir dans ces foules asservies des noyaux de résistance – noyaux que formèrent les masses révolutionnaires de quarante-huit et les communards – elle n’était pas dévolue à Baudelaire. Le désespoir fut la rançon de cette sensibilité qui, la première abordant la grande ville, la première en fut saisie d’un frisson que nous, en face de menaces multiples, par trop précises, ne savons même plus sentir.  » 

 



 

Texte de la conférence prononcée par Walter Benjamin lors de son séjour au “Foyer d’Etudes et de repos” de l’Abbaye de Pontigny en mai 1939. Prononcée en français et sténographiée, cette conférence, dont il déclara qu’elle était un “abrégé” de ses travaux sur Baudelaire est restée inédite de son vivant.



Traduction:
 Nathalie Raoux



1 mai 2016

Julien Gracq


POUR GALVANISER L'URBANISME


Gêné que je suis toujours, sur les lisières d'une ville où cependant il serait pour nous d'une telle séduction de voir par exemple les beaux chiendents des steppes friser au pied même de l'extravagante priapée des gratte-ciel, déçu par le dégradé avilissant, la visqueuse matière interstitielle des banlieues, et, sur les plans, leurs cancéreuses auréoles, je rêve depuis peu d'une Ville qui s'ouvrît, tranchée net comme par l'outil, et pour ainsi dire saignante d'un vif sang noir d'asphalte à toutes ses artères coupées, sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères. Que ne pourrait-on espérer d'une ville, féminine entre toutes, qui consentît, sur l'autel d'une solitaire préoccupation esthétique, le sacrifice de cet embonpoint, moins pléthorique encore que gangreneux, où s'empêtre perversement comme dans les bouffissures de l'enfance la beauté la plus mûre et la plus glorieuse d'avoir été fatiguée par les siècles, le visage d'une grande cité. Le papillon sorti du cocon brillant des couleurs du rêve pour la plus courte, je le veux bien, la plus condamnée des existences, c'est à peine s'il donnerait l'idée de cette fantastique vision du vaisseau de Paris prêt à larguer ses amarres pour un voyage au fond même du songe, et secouant avec la vermine de sa coque le rémore inévitable, les câbles et les étais pourris des Servitudes Economiques. Oui, même oubliée la salle où l'on projetait l'Age d'Or, il pourrait être spécialement agréable, terminée la représentation de quelque Vaisseau Fantôme, de poser sur le perron de l'Opéra un pied distrait et pour une fois à peine surpris par la caresse de l'herbe fraîche, d'écouter percer derrière les orages marins du théâtre la cloche d'une vraie vache, et de ne s'étonner que vaguement qu'une galopade rustique, commencée entre les piliers, soudain fasse rapetisser à l'infini comme par un truc de scène des coursiers échevelés sur un océan vert prairie plus réussi que nature.

  
Serais-je le seul ? Je songe maintenant à ce goût panoramique du contraste, à ce choix du dépouillement dans le site où s'édifieront les constructions les plus superflues, les plus abandonnées au luxe, palaces de skieurs, caravansérails, dancings des déserts, des Saharas, des pics à glaciers, où trouve à s'avouer avec naïveté je ne sais quel besoin moderne d'ironie et d'érémitisme. Revient surtout me hanter cette phrase d'un poème de Rimbaud, que sans doute j'interprète si mal — à ma manière : « Ce soir, à Circeto des hautes glaces... » J'imagine, dans un décor capable à lui seul de proscrire toute idée simplement galante, ce rendez-vous solennel et sans lendemain. Au-dessus de vallées plus abruptes, plus profondes, plus noires que la nuit polaire, de culmina-tions énormes de montagnes serrées dans la nuit épaule contre épaule sous leur pèlerine de forêts — comme dans la « pyramide humaine » au-dessus des nuques de jeunes Atlas raidis par l'effort une gracieuse apparition, bras étendus, semble s'envoler sur la pointe d'un seul pied, — ou plus encore comme à là lueur du jour la céleste Visitation des neiges éternelles, leur attouchement à chaque cime de gloire dans une lumière de Pentecôte, — l'œil dressé sous un angle impossible perçoit en plein ciel d'hiver nocturne des phares tournoyants dans les sarabandes de la neige, de splendides et longues voitures glissant sans bruit le long des avenues balayées, où parfois un glacier dénude familièrement la blancheur incongrue d'une épaule énorme — et toutes pleines de jouets somptueux, d'enfants calmes, de profondes fourrures, et se hâtant tout au long des interminables et nobles façades des palais d'hiver vers la Noël mystérieuse et nostalgique de cette capitale des glaces.

Le souvenir charmant que j'ai gardé de cette ville où les feux de bengale roses éclataient dans les collines de neige, où la jeunesse dorée des quartiers riches, à minuit, s'amusait à jeter dans les précipices qui ceinturent ce belvédère de glace des torches enflammées qui rapetissaient mollement, régulièrement, dans la transparence noire, jusqu'à ce que, le souffle coupé par une nausée vague, on relevât les yeux vers la nuit piquetée d'étoiles froides, et qu'on sentît la planète pivoter sur cette extrême pointe. Devant le perron du casino, deux avenues immaculées, escarpées, majestueuses, entrecroisaient une courbe à double évolution; lancées comme dans un toboggan, moteur calé, des voitures en ramenaient, vers les jolies banlieues verticales, les derniers fêtards sur le rythme doux des aérolithes, la lumière électrique, si pauvre toujours et si grelottante sur les rues blanches, je l'ai vue s'enrichir de sous-entendus d'au-delà, de magnifiques points d'orgue à chaque pli de la neige, plus suspecte et plus que les plaines de toutes les Russies lourde, pouvait-on croire, de cadavres de contrebande sous cet éclairage pestilentiel. 


Mais, à quatre heures du matin, dans l'air glacé, les immenses avenues vides sous leurs lumières clignotantes ! Une brume vague montait des abîmes, et, complice de la somnolence du froid extrême, mêlait les étoiles aux lumières infimes de la vallée. Accoudé à un parapet de pierre, l'œil aux gouffres frais et nuageux, humides au matin comme une bouche, ma rêverie enfin prenait un sens. Sur les kilomètres vertigineux de ces avenues démesurées, on n'entendait plus que le bruissement des lampes à arc et les craquements secs des glaciers tout proches, comme une bête qui secoue sa chaîne dans la nuit. Parfois, au bout d'une perspective, un ivrogne enjambait la rampe d'un boulevard extérieur comme un bastingage.

Villes ! — trop mollement situées !

Et pourtant, des villes réelles, une me toucherait encore jusqu'à l'exaltation : je veux parler de Saint-Nazaire. Sur une terre basse, balayée devant par la mer, minée derrière par les marais, elle n'est guère, — jetées sur ce gazon ras qui fait valoir comme le poil lustré d'une bête la membrure vigoureuse des côtes bretonnes, — qu'un troupeau de maisons blanches et grises, maladroitement semées comme des moutons sur la lande, mais plus denses au centre, et comme agglutinées par la peur des grands coups de vent de mer. Assez tragique est l'abord de cette ville, que je me suis toujours imaginée mal ancrée au sol, prête à céder à je ne sais quelle dérive sournoise. Des boqueteaux de grues géantes aux bras horizontaux se lèvent comme des pinèdes pardessus les berges boueuses, en migration perpétuelle, de ce grand fleuve gris du nord appelant comme une rédemption la blancheur des cygnes de légende qu'est devenue dans un mélancolique avatar final la rivière lumineuse et molle de la Touraine.

Par la vitre du wagon, on songe aussi, pris dans le champ d'un périscope, au camp d'atterrissage des géants martiens à tripodes de Wells.

Je lui dus, par un bel été, la surprise d'une de ces poétiques collusions, de ces drôles d'idées qui naissent parfois aux choses et laissent soudain interdite la pire fantaisie. Pardessus les toits de ses maisons basses, la ville, en moquerie profonde, je pense, de ses dérisoires attaches terrestres, avait hissé en guise de nef de sa cathédrale absente — haute de trente mètres et visible mieux que les clochers de Chartres à dix lieues à la ronde, la coque énorme entre ses tins du paquebot « Normandie ». Ville glissant de partout à la mer comme sa voguante cathédrale de tôle, ville où je me suis senti le plus parfaitement, sur le vague boulevard de brumes qui domine le large, entre les belles géographies sur l'asphalte d'une averse matinale et tôt séchée, dériver comme la gabare sans mâts du poète sous son doux ciel aventureux.

Mais ce Saint-Nazaire que je rêve du fond de ma chambre existe-t-il encore ? Lui et tant d'autres. Villes impossibles comme celles que bâtit l'opium, aux lisses façades glaciales, aux pavés muets, aux frontons perdus dans les nuages, villes de Quincey et de Baudelaire, Broadways du rêve aux vertigineuses tranchées de granit — villes hypnotisées de Chirico — bâties par la harpe d'Amphion, détruites par la trompette de Jéricho — de tout temps ne fut-il pas inscrit dans la plus touchante des fables que vos pierres, suspendues aux cordes de la lyre, n'attendaient jamais, pour se mettre en mouvement, que les plus fragiles inspirations de la poésie. C'est à ce mythe qui fait dépendre, avec combien de lucidité, du souffle le plus pur de l'esprit la remise en question des sujétions les plus accablantes de la pesanteur que je voudrais confier les secrets espoirs que je continue à nourrir de n'être pas éternellement prisonnier de telle sordide rue de boutiques qu'il m'est donné (!) par exemple d'habiter en ce moment.

Pourquoi ne m'accrocherais-je pas à de telles pensées pour me donner le cœur de sourire parfois de leurs villes de pierres et de briques ? Libre à eux de croire s'y loger. Le diable après tout n'y perd rien et, tout boiteux qu'il est, paraît-il, comme la justice, n'aura jamais fini d'en faire sauter les toits.




[JULIEN GRACQ, Liberté grande
Librairie José Corti, 1946]

2 janv. 2016



Mon coeur mis à nu
JOURNAL INTIME
par
Charles Baudelaire

~~~~


De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. D'une certaine jouissance sensuelle dans la société des extravagants.
(Je pense commencer Mon coeur mis à nu n'importe où, n'importe comment, et le continuer au jour le jour, suivant l'inspiration du jour et de la circonstance, pourvu que l'inspiration soit vive).
*
**
Le premier venu, pourvu qu'il sache amuser, a le droit de parler de lui-même.
*
**
Je comprends qu'on déserte une cause pour savoir ce qu'on éprouvera à en servir une autre.
Il serait peut-être doux d'être alternativement victime et bourreau.
*
**
Sottises de Girardin :
«Notre habitude est de prendre le taureau par les cornes. Prenons donc le discours par la fin». (7 novembre 1863).
Donc, Girardin croit que les cornes des taureaux sont plantées sur leur derrière. Il confond les cornes avec la queue.
«Qu'avant d'imiter les Ptolémées du journalisme français, les journalistes belges se donnent la peine de réfléchir sur la question que j'étudie depuis trente ans sous toutes ses faces, ainsi que le prouvera le volume qui paraîtra prochainement, sous ce titre : Questions de presse ; qu'ils ne se hâtent pas de traiter de souverainement ridicule (1) une opinion qui est aussi vraie qu'il est vrai que la terre tourne et que le soleil ne tourne pas».
Émile de Girardin.
*
**
La femme est le contraire du Dandy. Donc elle doit faire horreur.
La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire.
Elle est en rut, et elle veut être f...
Le beau mérite !
La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable.
Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est-à-dire le contraire du Dandy.
Relativement à la Légion d'Honneur. - Celui qui demande la croix a l'air de dire : Si l'on ne me décore pas pour avoir fait mon devoir, je ne recommencerai plus. Si un homme a du mérite, à quoi bon le décorer ? S'il n'en a pas, on peut le décorer, parce que cela lui donnera un lustre.
Consentir à être décoré, c'est reconnaître à l'État ou au prince le droit de vous juger, de vous illustrer, et caetera.
D'ailleurs, si ce n'est l'orgueil, l'humilité chrétienne défend la croix.
Calcul en faveur de Dieu. - Rien n'existe sans but.
Donc mon existence a un but.
Quel but ? Je l'ignore.
Ce n'est donc pas moi qui l'ai marqué. C'est donc quelqu'un plus savant que moi.
Il faut donc prier ce quelqu'un de m'éclairer. C'est le parti le plus sage.
Le Dandy doit aspirer à être sublime, sans interruption. Il doit vivre et dormir devant un miroir.
*
**
Analyse des contre-religions : exemple la prostitution sacrée.
Qu'est-ce que la prostitution sacrée ?
Excitation nerveuse.
Mysticité du paganisme. Le mysticisme, trait d'union entre le paganisme et le christianisme.
Le paganisme et le christianisme se prouvent réciproquement.
La Révolution et le culte de la Raison prouvent l'idée du sacrifice.
La superstition est le réservoir de toutes les vérités.
*
**
Il y a dans tout changement quelque chose d'infâme et d'agréable à la fois, quelque chose qui tient de l'infidélité et du déménagement. Cela suffit à expliquer la Révolution française.
*
**
Mon ivresse en 1848.
De quelle nature était cette ivresse ? Goût de la vengeance. Plaisir naturel de la démolition. Ivresse littéraire ; souvenir des lectures.
Le 15 mai. Toujours le goût de la destruction. Goût légitime, si tout ce qui est naturel est légitime.
Les horreurs de Juin. Folie du peuple et folie de la bourgeoisie. Amour naturel du crime.
Ma fureur au coup d'État. Combien j'ai essuyé de coups de fusil ! Encore un Bonaparte ! Quelle honte !
Et cependant tout s'est pacifié. Le Président n'a-t-il pas un droit à invoquer ?
Ce qu'est l'Empereur Napoléon III. Ce qu'il vaut. Trouver l'explication de sa nature, et sa providentialité.
*
**
Être un homme utile m'a paru toujours quelque chose de bien hideux.
1848 ne fut amusant que parce que chacun y faisait des utopies comme des châteaux en Espagne.
1848 ne fut charmant que par l'excès même du ridicule.
Robespierre n'est estimable que parce qu'il a fait quelques belles phrases.
*
**
La Révolution, par le sacrifice, confirme la Superstition.
*
**
Politique. - Je n'ai pas de convictions, comme l'entendent les gens de mon siècle, parce que je n'ai pas d'ambition.
Il n'y a pas en moi de base pour une conviction.
Il y a une certaine lâcheté, ou plutôt une certaine mollesse chez les honnêtes gens.
Les brigands seuls sont convaincus, - de quoi ? - Qu'il leur faut réussir. Aussi, ils réussissent.
Pourquoi réussirais-je, puisque je n'ai même pas envie d'essayer ?
On peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l'imposture.
Cependant j'ai quelques convictions, dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les gens de mon temps.
*
**
Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, et au milieu des camarades, surtout, - sentiment de destinée éternellement solitaire.
Cependant, goût très vif de la vie et du plaisir.
*
**
Presque toute notre vie est employée à des curiosités niaises. En revanche, il y a des choses qui devraient exciter la curiosité des hommes au plus haut degré, et qui, à en juger par leur train de vie ordinaire, ne leur en inspirent aucune.
Où sont nos amis morts ?
Pourquoi sommes-nous ici ?
Venons-nous de quelque part ?
Qu'est-ce que la liberté ?
Peut-elle s'accorder avec la loi providentielle ?
Le nombre des âmes est-il fini ou infini ?
Et le nombre des terres habitables ?
Etc., etc.
*
**
Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles. Donc, le grand homme est vainqueur de toute sa nation.
Les religions modernes ridicules :
Molière,
Béranger,
Garibaldi.
*
**
La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges.
C'est l'individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne.
Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c'est-à-dire moral) que dans l'individu et par l'individu lui-même.
Mais le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu'en commun, en bandes. Ainsi les Sociétés belges.
Il y a aussi des gens qui ne peuvent s'amuser qu'en troupe. Le vrai héros s'amuse tout seul.
*
**
Éternelle supériorité du dandy.
Qu'est-ce que le Dandy ?
*
**
Mes opinions sur le théâtre. Ce que j'ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant c'est le lustre, - un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique.
*
**
Cependant, je ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique. Seulement, je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques plus expressifs que le visage humain, et parlassent à travers des porte-voix ; enfin que les rôles de femmes fussent joués par des hommes.
*
**
Après tout, le lustre m'a toujours paru l'acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette.
*
**
Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s'amuser.
*
**
Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan.
L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C'est à cette dernière que doivent être rapportées les amours pour les femmes et les conversations intimes avec les animaux, chiens, chats, etc. Les joies qui dérivent de ces deux amours sont adaptées à la nature de ces deux amours.
*
**
Ivresse d'humanité ; grand tableau à faire ;
Dans le sens de la charité ;
Dans le sens du libertinage ;
Dans le sens littéraire, ou du Comédien.
*
**
La question (torture) est, comme art de découvrir la vérité, une niaiserie barbare ; c'est l'application d'un moyen matériel à un but spirituel.
*
**
La peine de mort est le résultat d'une idée mystique, totalement incomprise aujourd'hui. La peine de mort n'a pas pour but de sauver la société, matériellement du moins. Elle a pour but de sauver (spirituellement) la société et le coupable. Pour que le sacrifice soit parfait, il faut qu'il y ait assentiment et joie, de la part de la victime. Donner du chloroforme à un condamné à mort serait une impiété, car ce serait lui enlever la conscience de sa grandeur comme victime et lui supprimer les chances de gagner le Paradis.
Dandies.
L'envers de Claude Gueux. Théorie du sacrifice. Légitimation de la peine de mort. Le sacrifice n'est complet que par le sponte sua de la victime.
Un condamné à mort, raté par le bourreau, délivré par le peuple, retournerait au bourreau. Nouvelle justification de la peine de mort.
Quant à la torture, elle est née de la partie infâme du coeur de l'homme, assoiffé de voluptés. Cruauté et volupté, sensations identiques, comme l'extrême chaud et l'extrême froid.
*
**
Ce que je pense du vote et du droit d'élection. Des droits de l'homme.
Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelconque.
Un Dandy ne fait rien. Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ?
Il n'y a de gouvernement raisonnable et assuré que l'aristocratique.
Monarchie ou république, basées sur la démocratie, sont également absurdes et faibles.
Immense nausée des affiches.
Il n'existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer.
Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce qu'on appelle des professions.
*
**
Observons que les abolisseurs de la peine de mort doivent être plus ou moins intéressés à l'abolir.
Souvent, ce sont des guillotineurs. Cela peut se résumer ainsi : «Je veux pouvoir couper ta tête, mais tu ne toucheras pas à la mienne».
Les abolisseurs d'âmes (matérialistes) sont nécessairement des abolisseurs d'enfer ; ils y sont, à coup sûr, intéressés.
Tout au moins, ce sont des gens qui ont peur de revivre, - des paresseux.
*
**
Madame de Metternich, quoique princesse, a oublié de me répondre, à propos de ce que j'ai dit d'elle et de Wagner.
Moeurs du XIXe siècle.
*
**
Histoire de ma traduction d'Edgar Poe.
Histoire des Fleurs du Mal. Humiliation par le malentendu, et mon procès.
Histoire de mes rapports avec tous les hommes célèbres de ce temps.
Jolis portraits de quelques imbéciles :
Clément de Ris.
Castagnary.
Portraits de magistrats, de fonctionnaires, de directeurs de journaux, etc.
Portrait de l'artiste, en général.
Du rédacteur en chef et de la pionnerie. Immense goût de tout le peuple français pour la pionnerie et pour la dictature. C'est le Si j'étais roi !
Portraits et anecdotes.
François Buloz, Houssaye, le fameux Rouy, de Calonne.
Charpentier, qui corrige ses auteurs, en vertu de l'égalité donnée à tous les hommes par les immortels principes de 1789.
Chevalier, véritable rédacteur en chef selon l'Empire.
*
**
Sur George Sand. - La femme Sand est le Prudhomme de l'immoralité.
Elle a toujours été moraliste.
Seulement elle faisait autrefois de la contre-morale.
Aussi elle n'a jamais été artiste. Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois.
Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde. Elle a, dans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues. Ce qu'elle dit de sa mère. Ce qu'elle dit de la poésie. Son amour pour les ouvriers. Que quelques hommes aient pu s'amouracher de cette latrine, c'est bien la preuve de l'abaissement des hommes de ce siècle. Voir la préface de Mademoiselle La Quintinie, où elle prétend que les vrais chrétiens ne croient pas à l'Enfer. La Sand est pour le Dieu des bonnes gens, le dieu des concierges et des domestiques filous. Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer l'Enfer.
*
**
Le Diable et George Sand. - Il ne faut pas croire que le diable ne tente que les hommes de génie. Il méprise sans doute les imbéciles, mais il ne dédaigne pas leur concours. Bien au contraire, il fonde ses grands espoirs sur ceux-là.
Voyez George Sand. Elle est surtout, et plus que toute autre chose, une grosse bête ; mais elle est possédée. C'est le diable qui lui a persuadé de se fier à son bon coeur et à son bon sens, afin qu'elle persuadât toutes les autres grosses bêtes de se fier à leur bon coeur et à leur bon sens.
Je ne puis penser à cette stupide créature, sans un certain frémissement d'horreur. Si je la rencontrais, je ne pourrais m'empêcher de lui jeter un bénitier à la tête.
*
**
George Sand est une de ces vieilles ingénues qui ne veulent jamais quitter les planches. J'ai lu dernièrement une préface (la préface de Mademoiselle La Quintinie) où elle prétend qu'un vrai chrétien ne peut pas croire à l'Enfer. Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer l'Enfer.
*
**
Je m'ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire.
Emerson a oublié Voltaire dans ses Représentants de l'humanité. Il aurait pu faire un joli chapitre intitulé : Voltaire, ou l'anti-poète, le roi des badauds, le prince des superficiels, l'anti-artiste, le prédicateur des concierges, le père Gigogne des rédacteurs du Siècle.
*
**
Dans Les Oreilles du Comte de Chesterfield, Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a résidé, pendant neuf mois, entre des excréments et des urines. Voltaire, comme tous les paresseux, haïssait le mystère.
*
**
Au moins aurait-il pu deviner dans cette localisation une malice ou une satire de la Providence contre l'amour, et, dans le mode de la génération, un signe du péché originel. De fait, nous ne pouvons faire l'amour qu'avec des organes excrémentiels.
Ne pouvant supprimer l'amour, l'Église a voulu au moins le désinfecter, et elle a fait le mariage.
*
**
Portrait de la Canaille littéraire.
Doctor Estaminetus Crapulosus Pedantissimus. Son portrait fait à la manière de Praxitèle.
Sa pipe,
Ses opinions,
Son hégélianisme,
Sa crasse,
Ses idées en art,
Son fiel,
Sa jalousie.
Un joli tableau de la jeunesse moderne.
*
**
Farmaxotridhq ånÓr xaÁ tvn toÊq øfeiq ®q tå uaÊmata treføntvn
ELIEN (?)
*
**
La Théologie.
Qu'est-ce que la chute ?
Si c'est l'unité devenue dualité, c'est Dieu qui a chuté.
En d'autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ?
Dandysme. - Qu'est-ce que l'homme supérieur ?
Ce n'est pas le spécialiste.
C'est l'homme de loisir et d'Éducation générale.
Être riche et aimer le travail.
*
**
Pourquoi l'homme d'esprit aime les filles plus que les femmes du monde, malgré qu'elles soient également bêtes ? A trouver.
*
**
Il y a de certaines femmes qui ressemblent au ruban de la Légion d'honneur. On n'en veut plus parce qu'elles se sont salies à de certains hommes.
C'est par la même raison que je ne chausserais pas les culottes d'un galeux.
Ce qu'il y a d'ennuyeux dans l'amour, c'est que c'est un crime où l'on ne peut pas se passer d'un complice.
*
**
Étude de la grande maladie de l'horreur du domicile. Raisons de la maladie. Accroissement progressif de la maladie.
Indignation causée par la fatuité universelle de toutes les classes, de tous les êtres, dans les deux sexes, dans tous les âges.
L'homme aime tant l'homme que, quand il fuit la ville, c'est encore pour chercher la foule, c'est-à-dire pour refaire la ville à la campagne.
*
**
Discours de Durandeau sur les Japonais. (Moi, je suis Français avant tout). Les Japonais sont des singes, c'est Darjon qui me l'a dit.
Discours du médecin, l'ami de Mathieu, sur l'art de ne pas faire d'enfants, sur Moïse, et sur l'immortalité de l'âme.
L'art est un agent civilisateur (Castagnary).
*
**
Physionomie d'un sage et de sa famille au cinquième étage, buvant le café au lait.
Le sieur Nacquart père et le sieur Nacquart fils.
Comment le Nacquart fils est devenu conseiller en Cour d'appel.
*
**
De l'amour, de la prédilection des Français pour les métaphores militaires. Toute métaphore ici porte des moustaches.
Littérature militante.
Rester sur la brèche.
Porter haut le drapeau.
Tenir le drapeau haut et ferme.
Se jeter dans la mêlée.
Un des vétérans. - Toutes ces glorieuses phraséologies s'appliquent généralement à des cuistres et à des fainéants d'estaminet.
*
**
Métaphore française.
Soldat de la presse judiciaire (Bertin).
La presse militante.
*
**
A ajouter aux métaphores militaires :
Les poètes de combat.
Les littérateurs d'avant-garde.
Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société.
*
**
Le goût du plaisir nous attache au présent. Le soin de notre salut nous suspend à l'avenir.
Celui qui s'attache au plaisir, c'est-à-dire au présent, me fait l'effet d'un homme roulant sur une pente, et qui, voulant se raccrocher aux arbustes, les arracherait et les emporterait dans sa chute.
*
**
Avant tout, être un grand homme et un saint pour soi-même.
*
**
De la haine du peuple contre la beauté. Des exemples : Jeanne et Mme Muller.
*
**
Politique. - En somme, devant l'histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s'emparant du télégraphe et de l'Imprimerie nationale, gouverner une grande nation.
Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s'accomplir sans la permission du peuple, - et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu !
Les dictateurs sont les domestiques du peuple, - rien de plus, un foutu rôle d'ailleurs, et la gloire est le résultat de l'adaptation d'un esprit avec la sottise nationale.
*
**
Qu'est-ce que l'amour ?
Le besoin de sortir de soi.
L'homme est un animal adorateur.
Adorer, c'est se sacrifier et se prostituer. Aussi tout amour est-il prostitution.
*
**
L'être le plus prostitué, c'est l'être par excellence, c'est Dieu, puisqu'il est l'ami suprême pour chaque individu, puisqu'il est le réservoir commun, inépuisable, de l'amour.
*
**

PRIÈRE
Ne me châtiez pas dans ma mère et ne châtiez pas ma mère à cause de moi. - Je vous recommande les âmes de mon père et de Mariette. - Donnez-moi la force de faire immédiatement mon devoir tous les jours et de devenir ainsi un héros et un saint.
*
**
Un chapitre sur l'indestructible, éternelle, universelle et ingénieuse férocité humaine.
De l'amour du sang.
De l'ivresse du sang.
De l'ivresse des foules.
De l'ivresse du supplicié (Damiens).
*
**
Il n'y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat.
L'homme qui chante, l'homme qui sacrifie et se sacrifie.
Le reste est fait pour le fouet.
Défions-nous du peuple, du bon sens, du coeur, de l'inspiration et de l'évidence.
*
**
J'ai toujours été étonné qu'on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles avoir avec Dieu ?
L'éternelle Vénus (caprice, hystérie, fantaisie) est une des formes séduisantes du diable.
Le jour où le jeune écrivain corrige sa première épreuve, il est fier comme un écolier qui vient de gagner sa première vérole.
Ne pas oublier un grand chapitre sur l'art de la divination par l'eau, les cartes, l'inspection de la main, etc.
*
**
La femme ne sait pas séparer l'âme du corps. Elle est simpliste, comme les animaux. - Un satirique dirait que c'est parce qu'elle n'a que le corps.
Un chapitre sur la toilette.
Moralité de la toilette, les bonheurs de la toilette.
*
**
De la cuistrerie,
des professeurs,
des juges,
des prêtres
et des ministres.
Les jolis grands hommes du jour.
Renan.
Feydeau. 
Octave Feuillet.
Scholl.
Les directeurs de journaux, François Buloz, Houssaye, Rouy, Girardin, Texier, de Calonne, Solar, Turgan, Dalloz.
Liste de canailles, Solar en tête.
*
**
Être un grand homme et un saint pour soi-même, voilà l'unique chose importante.
*
**
Nadar, c'est la plus étonnante expression de vitalité. Adrien me disait que son frère Félix avait tous les viscères en double. J'ai été jaloux de lui à le voir si bien réussir dans toute ce qui n'est pas l'abstrait.
Veuillot est si grossier et si ennemi des arts qu'on dirait que toute le démocratie du monde s'est réfugié dans son sein.
Développement du portrait. Suprématie de l'idée pure chez le chrétien comme chez le communiste babouviste.
Fanatisme de l'humilité. Ne pas même aspirer à comprendre la religion.
*
**
Musique.
De l'esclavage. 
Des femmes du monde.
Des filles.
Des magistrats.
Des sacrements.
L'homme de lettres est l'ennemi du monde.
Des bureaucrates.
*
**
Dans l'amour, comme dans presque toutes les affaires humaines, l'entente cordiale est le résultat d'un malentendu. Ce malentendu, c'est le plaisir. L'homme crie : O mon ange ! La femme roucoule : Maman ! maman ! Et ces deux imbéciles sont persuadés qu'ils pensent de concert. - Le gouffre infranchissable, qui fait l'incommunicabilité, reste infranchi.
*
**
Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infiniment et si éternellement agréable ? 
Parce que la mer offre à la fois l'idée de l'immensité et du mouvement. Six ou sept lieues représentent pour l'homme le rayon de l'infini. Voilà un infini diminutif. Qu'importe, s'il suffit à suggérer l'idée de l'infini total ? Douze ou quatorze lieues de liquide en mouvement suffisent pour donner la plus haute idée de beauté qui soit offerte à l'homme sur son habitacle transitoire.
*
**
Il n'y a rien d'intéressant sur la terre que les religions.
Qu'est-ce que la religion universelle ? (Chateaubriand, de Maistre, les Alexandrins, Capé).
Il y a une religion universelle faite pour les achimistes de la pensée, une religion qui se dégage de l'homme, considéré comme mémento divin.
*
**
Saint-Marc Girardin a dit un mot qui restera : «Soyons médiocres !»
Rapprochons ce mot de celui de Robespierre : «Ceux qui ne croient pas à l'immortalité de leur être se rendent justice».
Le mot de Saint-Marc Girardin implique une immense haine contre le sublime.
Qui a vu Saint-Marc Girardin marcher dans la rue a conçu tout de suite l'idée d'une grande oie infatuée d'elle-même, mais effarée et courant sur la grande route, devant la diligence.
*
**
Théorie de la vraie civilisation. Elle n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel. Peuples nomades, pasteurs, chasseurs, agricoles et même anthropophages, tous peuvent être supérieurs par l'énergie, par la dignité personnelle, à nos races d'Occident.
Celles-ci peut-être seront détruites.
Théocratie et communisme.
*
**
C'est par le loisir que j'ai, en partie, grandi.
A mon grand détriment ; car le loisir, sans fortune, augmente les dettes, les avanies résultant des dettes.
Mais, à mon grand profit, relativement à la sensibilité, à la méditation et à la faculté du dandysme et du dilettantisme.
Les autres hommes de lettres sont, pour la plupart, de vils piocheurs très ignorants.
*
**
La jeune fille des éditeurs.
La jeune fille des rédacteurs en chef.
La jeune fille épouvantail, monstre, assassin de l'art.
La jeune fille, ce qu'elle est en réalité.
Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande imbécile unie à la plus grande dépravation.
Il y a dans la jeune fille toute l'abjection du voyou et du collégien.
*
**
Avis aux non-communistes : 
Tout est commun, même Dieu.
*
**
Le Français est un animal de basse-cour si bien domestiqué qu'il n'ose franchir aucune palissade. Voir ses goûts en art et en littérature.
C'est un animal de race latine ; l'ordure ne lui déplaît pas, dans son domicile, et, en littérature, il est scatophage. Il raffole des excréments. Les littérateurs d'estaminet appellent cela le sol gaulois.
Bel exemple de la bassesse française, de la nation qui se prétend indépendante avant toutes les autres.
(A cet endroit est collé, sur le manuscrit, l'entrefilet suivant découpé dans un journal) :
«L'extrait suivant du beau livre de M. de Vaulabelle suffira pour donner une idée de l'impression que fit l'évasion de Lavalette sur la portion la moins éclairée du parti royaliste :
«L'emportement royaliste, à ce moment de la seconde Restauration, allait, pour ainsi dire, jusqu'à la folie. La jeune Joséphine de Lavalette faisait son éducation dans l'un des principaux couvents de Paris (l'Abbaye-aux-Bois) ; elle ne l'avait quitté que pour venir embrasser son père. Lorsqu'elle y rentra après l'évasion et que l'on connut la part bien modeste qu'elle y avait prise, une immense clameur s'éleva contre cette enfant ; les religieuses et ses compagnes la fuyaient, et bon nombre de parents déclarèrent qu'ils retireraient leurs filles si on la gardait. Ils ne voulaient pas, disaient-ils, laisser leurs enfants en contact avec une jeune personne qui avait tenu une pareille conduite et donné un pareil exemple. Quand Mme de Lavalette, six semaines après, recouvra la liberté, elle fut obligée de reprendre sa fille».
*
**
Princes et générations. - Il y a une égale injustice à attribuer aux princes régnants les mérites et les vices du peuple actuel qu'ils gouvernent. Ces mérites et ces vices sont presque toujours, comme la statistique et la logique le pourraient démontrer, attribuables à l'atmosphère du gouvernement précédent.
Louis XIV hérite des hommes de Louis XIII : gloire. Napoléon Ier hérite des hommes de la République : gloire. Louis-Philippe hérite des hommes de Charles X : gloire. Napoléon III hérite des hommes de Louis-Philippe : déshonneur.
C'est toujours le gouvernement précédent qui est responsable des moeurs du suivant, en tant qu'un gouvernement puisse être responsable de quoi que ce soit. Les coupures brusques que les circonstances font dans les règnes ne permettent pas que cette loi soit absolument exacte, relativement au temps. On ne peut pas marquer exactement où finit une influence, mais cette influence subsistera dans toute la génération qui l'a subie dans sa jeunesse.
*
**
De la haine de la jeunesse contre les citateurs. Le citateur est pour eux un ennemi.
«Je mettrais l'orthographe même sous la main du bourreau».
Théophile Gautier.
Beau tableau à faire : la canaille littéraire.
Ne pas oublier un portrait de Forgues, le pirate, l'écumeur de lettres.
Goût inamovible de la prostitution dans le coeur de l'homme, d'où naît son horreur de la solitude. - Il veut être deux. L'homme de génie veut être un, donc solitaire.
La gloire, c'est rester un, et se prostituer d'une manière particulière.
C'est cette horreur de la solitude, le besoin d'oublier son moi dans la chair extérieure, que l'homme appelle noblement besoin d'aimer.
Deux belles religions, immortelles sur les murs, éternelles obsessions du Peuple : une p... (le phallus antique) et «Vive Barbès !» ou «A bas Philippe !» ou «Vive la République !».
*
**
Étudier dans tous ses modes, dans les oeuvres de la nature et dans les oeuvres de l'homme, l'universelle et éternelle loi de la gradation, des peu à peu, du petit à petit, avec les forces progressivement croissantes, comme les intérêts composés, en matière de finances.
Il en est de même dans l'habileté artistique et littéraire ; il en est de même dans le trésor variable de la volonté.
*
**
La cohue des petits littérateurs, qu'on voit aux enterrements, distribuant des poignées de mains et se recommandant à la mémoire du faiseur de courriers. De l'enterrement des hommes célèbres.
*
**
Molière. - Mon opinion sur Tartuffe est que ce n'est pas une comédie, mais un pamphlet. Un athée, s'il est simplement un homme bien élevé, pensera, à propos de cette pièce, qu'il ne faut jamais livrer certaines questions graves à la canaille.
*
**
Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion).
Glorifier le vagabondage et ce qu'on peut appeler le bohémianisme. Culte de la sensation multipliée et s'exprimant par la musique. En référer à Liszt.
De la nécessité de battre les femmes.
On peut châtier ce que l'on aime. Ainsi les enfants. Mais cela implique la douleur de mépriser ce que l'on aime.
Du cocuage et des cocus.
La douleur du cocu.
Elle naît de son orgueil, d'un raisonnement faux sur l'honneur et sur le bonheur et d'un amour niaisement détourné de Dieu pour être attribué aux créatures.
C'est toujours l'animal adorateur se trompant d'idole.
*
**
Analyse de l'imbécillité insolente. Clément de Ris et Paul Pérignon.
Plus l'homme cultive les arts, moins il b..de.
Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l'esprit et la brute.
La brute seule b..de bien, et la fouterie est le lyrisme du peuple.
F....., c'est aspirer à entrer dans un autre, et l'artiste ne sort jamais de lui-même.
J'ai oublié le nom de cette salope... Ah ! bah ! je le retrouverai au jugement dernier.
La musique donne l'idée de l'espace.
Tous les arts, plus ou moins ; puisqu'ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l'espace.
Vouloir tous les jours être le plus grand des hommes !
*
**
Étant enfant, je voulais être tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien.
Jouissances que je tirais de ces deux hallucinations.
*
**
Tout enfant, j'ai senti dans mon coeur deux sentiments contradictoires : l'horreur de la vie et l'extase de la vie. C'est bien le fait d'un paresseux nerveux.
*
**
Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles.
A propos du comédien et de mes rêves d'enfance, un chapitre sur ce qui constitue, dans l'âme humaine, la vocation du comédien, la gloire du comédien, l'art du comédien et sa situation dans le monde.
La théorie de Legouvé. Legouvé est-il un farceur froid, un Swift, qui a essayé si la France pouvait avaler une nouvelle absurdité ?
Son choix. Bon en ce sens que Samson n'est pas un comédien.
De la vraie grandeur des parias.
Peut-être même, la vertu nuit-elle aux talents des parias.
*
**
Le commerce est, par son essence, satanique.
Le commerce, c'est le prêté-rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne te donne.
L'esprit de tout commerçant est complètement vicié.
Le commerce est naturel, donc il est infâme.
Le moins infâme de tous les commerçants, c'est celui qui dit : «Soyons vertueux pour gagner beaucoup plus d'argent que les sots qui sont vicieux».
Pour le commerçant, l'honnêteté elle-même est une spéculation de lucre.
Le commerce est satanique, parce qu'il est une des formes de l'égoïsme, et la plus basse, et la plus vile.
*
**
Quand Jésus-Christ dit :
«Heureux ceux qui sont affamés, car ils seront rassasiés !» Jésus-Christ fait un calcul de probabilités.
*
**
Le monde ne marche que par le malentendu.
C'est par le malentendu universel que tout le monde s'accorde.
Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s'accorder.
L'homme d'esprit, celui qui ne s'accordera jamais avec personne, doit s'appliquer à aimer la conversation des imbéciles et la lecture des mauvais livres. Il en tirera des jouissances amères qui compenseront largement sa fatigue.
*
**
Un fonctionnaire quelconque, un ministre, un directeur de théâtre ou de journal, peuvent être quelquefois des êtres estimables ; mais ils ne sont jamais divins. Ce sont des personnes sans personnalité, des êtres sans originalité, nés pour la fonction, c'est-à-dire pour la domesticité publique.
*
**
Dieu et sa profondeur. - On peut ne pas manquer d'esprit et chercher dans Dieu le complice et l'ami qui manquent toujours. Dieu est l'éternel confident dans cette tragédie dont chacun est le héros. Il y a peut-être des usuriers et des assassins qui disent à Dieu : Seigneur, faites que ma prochaine opération réussisse !» Mais la prière de ces vilaines gens ne gâte pas l'honneur et le plaisir de la mienne.
*
**
Toute idée est, par elle-même, douée d'une vie immortelle, comme une personne.
Toute forme créée, même par l'homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière, et ce ne sont pas les molécules qui constituent la forme.
Anecdotes relatives à Émile Douay et à Constantin Guys détruisant ou plutôt croyant détruire leurs oeuvres.
*
**
Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation.
Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle.
Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme.
Je ne comprends pas qu'une main puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût.
*
**
La force de l'amulette démontrée par la philosophie. Les sols percés, les talismans, les souvenirs de chacun.
Traité de dynamique morale. De la vertu des sacrements.
Dès mon enfance, tendance à la mysticité. Mes conversations avec Dieu.
*
**
De l'Obsession, de la Possession, de la Prière et de la Foi.
Dynamique morale de Jésus.
Renan trouve ridicule que Jésus croie à la toute-puissance, même matérielle, de la Prière et de la Foi.
Les sacrements sont des moyens de cette dynamique.
De l'infamie de l'imprimerie, grand obstacle au développement du Beau.
Belle conspiration à organiser pour l'extermination de la race juive.
Les juifs Bibliothécaires et témoins de la Rédemption.
*
**
Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots : immoral, immoralité, moralité dans l'art et autres bêtises me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui m'accompagnant une fois au louvre, où elle n'était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et me tirant à chaque instant par la manche, me demandait devant les statues et les tableaux immortels comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences. Les feuilles de vigne du sieur Nieuwerkerke.
*
**
Pour que la loi du progrès existât, il faudrait que chacun voulût la créer ; c'est-à-dire que, quand tous les individus s'appliqueront à progresser, alors, l'humanité sera en progrès.
Cette hypothèse peut servir à expliquer l'identité des deux idées contradictoires, liberté et fatalité. - Non seulement il y aura, dans le cas de progrès, identité entre la liberté et la fatalité, mais cette identité a toujours existé. Cette identité c'est l'histoire, histoire des nations et des individus.
*
**
Sonnet à citer dans Mon coeur mis à nu. Citer également la pièce sur Roland.
*
**
Je songeais cette nuit que Philis revenue,
Belle comme elle était à la clarté du jour,
Voulait que son fantôme encore fît l'amour,
Et que, comme Ixion, j'embrassasse une nue.
Son ombre dans mon lit se glisse toute nue,
Et me dit : «Cher Damon, me voici de retour ;
Je n'ai fait qu'embellir en ce triste séjour
Où depuis mon départ le sort m'a retenue.
«Je viens pour rebaiser le plus beau des amants ;
Je viens pour remourir dans tes embrassements !»
Alors, quand cette idole eut abusé ma flamme,
Elle me dit : «Adieu ! Je m'en vais chez les morts.
Comme tu t'es vanté d'avoir f... mon corps,
Tu pourras te vanter d'avoir f... mon âme»
Parnasse satyrique.
Je crois que ce sonnet est de Maynard. Malassis prétend qu'il est de Théophile.
*
**











BAUDELAIRE, Charles (1821-1867) : Mon coeur mis à nu : journal intime, (1887).

Saisie du texte : Sylvie Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (04.III.1999)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex 
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56.
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Texte établi sur l'édition donnée à Paris par Maximilien Vox en 1945 dans la collection Brins de plume (n°10).

En deux endroits ce texte requiert la présence dans votre système d'exploitation d'une police de caractères grecs.