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14 oct. 2020



  L'attendant, le venant, le pensant, l'écrivant, le lisant, le voyant, le noyant, le sauvant, le maintenant... Sur quelques types d'illumination profane chez Walter Benjamin
   


   


« Il faut naturellement souhaiter [à la planète] qu'elle connaisse un jour [une civilisation] qui ait laissé [le sang et l'horreur] derrière elle – je suis même enclin […] à croire qu'elle l'attend. Mais […]. » [2][2]W. BENJAMIN, Correspondance (ci-après C), Paris 1979, II,…




I. EN ATTENDANT
1 Gershom Scholem voyait en Benjamin un « métaphysicien à l'état pur » auquel les expériences de leur génération (crise de la modernité, situation des Juifs allemands, Première Guerre mondiale et ses suites) avait imposé de se tourner vers des domaines où la métaphysique traditionnelle n'avait aucune compétence : folie, enfance, littérature, histoire, politique [3][3]« Walter Benjamin », in Fidélité et Utopie, Paris, 1978,…. De cette situation de « théologien égaré dans un monde profane [4][4]Ibid., p. 126. » naissaient, selon Scholem, ambiguïtés et merveilles. Parmi celles-ci, Enfance berlinoise vers mil neuf cent réaliserait l'idéal de « philosophie narrative » (erzählende Philosophie) invoqué par Schelling. Non seulement « le philosophe s'y fait conteur », mais « la philosophie s'y mue en poésie » [5][5]Ibid., p. 117..
2 Dans un essai qui, à bien des égards, fait contrepoids à celui de Scholem, Hannah Arendt brossait un portrait complémentaire de l'ami commun. Ni pur philosophe, ni pur littérateur, ce « dernier homme de lettres » aurait eu le don exceptionnel de « penser poétiquement » (dichterisch denken) [6][6]Hannah ARENDT, « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris,…. Les divergences notoires, y compris à son égard, entre Scholem et Arendt ne peuvent donc pas cacher certaines convergences moins remarquées [7][7]Celles-ci sont à ajouter au dossier rassemblé par Jürgen…. Là où, pour saluer une prose poétique où la philosophie serait redevenue récit, Scholem renvoie à Schelling, auteur d'un projet de livre sur les « époques du monde » (Weltalter) et peut-être aussi des Veillées (Nachtwachen) de Bonaventura, la formule d'Arendt rappelle, entre autres choses, le fragment 116 de l'Athenæum de Friedrich Schlegel, qui attend un avenir où « poésie et prose, génialité et critique » se fondent en une « poésie universelle » [8][8]Évoquée dans CC, p. 160. Cf. sur le « messianisme romantique »,…, et une figure de pensée qui hante la philosophie allemande depuis Kant : l'« intuition intellectuelle » (intellektuelle Anschauung) [9][9]Cf. également le « Portrait de Benjamin » de Theodor W. ADORNO,….
3 Des affinités évidentes relient ces utopies (résolution de la « querelle des facultés » et de la « division du travail intellectuel ») et la venue toujours venante – du Messie ou de la révolution, qu'importe – vers laquelle la pensée de Benjamin est tout entière tendue : « le soleil qui est en train de se lever au ciel de l'histoire » [10][10]O, III, p. 430. Attente, attention, tension, intensité : les…. L'aube ne cesse de poindre, l'avenir de venir, et sans cette imminence, qui troue toute immanence, le présent ne serait pas vraiment lisible. Considéré ainsi, aucun individu ne peut être dès maintenant dans le vrai [11][11]« Justesse » (Richtigkeit) est synonyme pour Benjamin du…, surtout à lui seul, ni aucune vocation se réaliser à part entière [12][12]Selon la « Préface épistémo-citique » au traité sur le drame…. D'où la « tâche », renouvelée à chaque instant, du philosophe, du traducteur, du critique littéraire, de l'historien matérialiste, etc. de préfigurer un monde à la fois « promis et interdit » [13][13]O, II, p. 252..
4 Jamais pleinement accompli et toujours déjà atteint par « éclairs » (aufblitzen) et « éclats » (Splitter) [14][14]O, III, pp. 430, 443., l'à-venir messianique ne cesse de se préfigurer. Il faut donc en parler au futur présent : « Le monde messianique est […] » [15][15]GS, I, 3, 1238-39.. Mais comment faire justice à la double injonction : attendre et y aller (« Quand, sinon maintenant ? ») ? Comment imaginer le futur sans briser l'interdit des images ? Réaliser, sans l'enfreindre, une philosophie à venir [16][16]Cf. « Sur le programme de la philosophie qui vient (einer… ?
5 Benjamin conçoit cette tâche pré-figurative sous la forme de « pro-grammes », « ex-posés », et de « pro-jets » (Entwürfe) en attente de leur achèvement [17][17]OD, p. 24. C'est uniquement en ce sens que le projet-chantier…. D'où leur statut d'« essais » aussi « ésotériques » [18][18]Selon la « Préface épistémo-critique », les projets… qu'exotériques ; d'où les « tentatives » (Versuche) d'un Brecht, dont Benjamin admire, quoi qu'en disent Scholem et Adorno, le parti pris exotérique ; d'où les « arrangements expérimentaux » (Versuchsanordnungen) [19][19]O, II, p. 425. d'un Kafka, dont il défend la « profondeur » et même l'« obscurité » contre Brecht [20][20]Walter BENJAMIN, Essais sur Bertolt Brecht (ci-après EB),….
6 C'est dans la même prospective qu'il décrit le « chroniqueur » (Chronist) – celui qui rapporte tout, grand et petit, sans rien hiérarchiser – comme le héraut du Jugement dernier, ce stade ultime où le passé humain, devenu intégralement citable, n'aura justement plus à être jugé [21][21]Cf. O, III, p. 429.. De cet avenir la « philosophie narrative » évoquée par Scholem est, elle aussi, une préfiguration. Et dans cette optique, la « pensée poétique » tant admirée par Scholem et Arendt s'interprète, à son tour, comme une (auto-) anticipation de ce que Benjamin appelle la « prose messianique » [22][22]Cf. GS, I, 3, pp. 1238-1239. Benjamin emprunte cette notion de… – cet état du monde où le langage retrouve enfin la puissance du Logos et redevient poesis.
7 La coexistence dans l'idée messianique de l'ici-maintenant et du pas encore se double chez Benjamin d'une autre coïncidence temporelle. Ce qui n'est plus possible l'est encore. Tel est le sort de l'expérience, chargée ici de ses diverses significations [23][23]Le mot allemand Erfahrung renvoie à fahren (« voyager », etc.)…. Les essais de Benjamin, grands et petits, se conçoivent comme des expériences qui tentent, seuls mais en lieu et place d'un collectif « venant », de retenir une expérience – celle de la « catastrophe » –, dont l'effet majeur est, justement, de ruiner la possibilité même d'être vécue comme telle. Il n'en va pas autrement de ce médium privilégié de l'expérience qu'est le récit. Que Le Conteur (Der Erzähler) – essai qui est lui-même un conte théorique – expose le lent et nécessaire déclin de ce relais essentiel de toute tradition n'empêche nullement son auteur de s'essayer lui-même à des récits [24][24]Cf. Walter BENJAMIN, Rastelli raconte… et autres récits…. Et ses écrits sur Kafka décrivent celui-ci comme le plus paradoxal des conteurs [25][25]Cf. C, II, p. 420 et C, II, pp. 250-51..
8 Dès ses débuts, Benjamin est persuadé de ce qu'il résumera peu avant sa mort par la formule suivante : vu d'en bas, l'état d'exception – ou ce qu'on appelle ainsi, notamment depuis 1933 – a toujours été la règle [26][26]Cf. Sur le concept d'histoire, dont la huitième thèse répudie…. Ses propres travaux sont eux-mêmes autant d'exceptions à cette règle destinées en même temps à la prouver. Ainsi ses pratiques d'écrivain confirment/infirment ses théories ; et celles-ci entretiennent entre elles des rapports du même ordre. En ce sens, sa définition de l'historien matérialiste – « il se donne pour tâche de brosser l'histoire à rebrousse-poil [27][27]Ibid. (septième thèse). » – vaut, dans un sens accru, pour la tâche qu'il s'est lui-même donnée.
9 À partir de quelques phrases clés, tirées surtout d'un de ses essais, je voudrais étudier ici comment cette « philosophie venante » s'anticipe et, ce faisant, se réalise. Ceci, selon sa propre optique, de façon nécessairement provisoire, partielle, partiellement ésotérique, à la fois allégorique et symbolique [28][28]Cf. sur ces dernières catégories OD, p. 178..


II. L'ILLUMINATION PROFANE
10 « Philosophie narrative », « penser poétiquement » – l'essai sur le surréalisme tourne autour d'un autre accouplement de contraires :
11
Mais le véritable dépassement (Überwindung) créateur de l'illumination religieuse ne gît certainement pas dans les stupéfiants. Il gît dans une illumination profane (profane Erleuchtung), d'inspiration matérialiste, anthropologique, à laquelle le haschisch, l'opium et toutes les drogues que l'on voudra peuvent servir de propédeutique (Vorschule). (Mais une propédeutique dangereuse. Celle des religions est plus rigoureuse) [29][29]O, II, pp. 117-118. À un niveau plus directement politique, le….

12 L'illumination, religieuse ou autre, et le désenchantement du monde, le sacré et le profane, l'ésotérique et l'exotérique, la raison occidentale et la – sa – pensée sauvage : deux pôles antagoniques s'unissent ici dans un agon intime. Aucun d'eux n'annule l'autre. Mais leur rapport est dissymétrique. L'illumination, tel est ici le parti pris, sera profane ou elle ne sera pas, et elle ne le sera jamais assez.
13 Cette déclaration programmatique sera reformulée quelques pages plus loin. L'oxymore cède alors à un double chiasme. Le propos reste certes mystérieux, mais pour des raisons qu'il laisse lui-même entendre :
14
L'étude la plus passionnée des phénomènes télépathiques […] ne nous apprendra pas sur la lecture (qui est un événement (Vorgang) éminemment télépathique) la moitié de ce que cette illumination profane qu'est la lecture nous apprend sur les phénomènes télépathiques. Ou encore : l'étude la plus passionnée de l'ivresse du haschisch ne nous apprendra (lehren) pas sur la pensée (qui est un éminent narcotique) la moitié de ce que cette illumination profane qu'est la pensée nous apprend sur l'ivresse du haschisch. Le lecteur (der Leser), celui qui pense (der Denkende), qui attend (der Wartende), qui flâne sont des types d'illuminé tout autant que le mangeur d'opium, le rêveur, l'enivré (der Berauschte). Et de plus profanes. Pour ne rien dire de cette drogue terrible entre toutes – nous-mêmes – que nous consommons dans la solitude [30][30]Ibid., p. 131..

15 Télégraphiques, tout en ellipses, empreints d'un fort pathos anti-pathétique, les passages cités ici sont autant d'actes d'« écrivant ». Ils participent à ce qu'ils invoquent. Cette écriture est elle-même le médium d'illumination, d'ivresse, de télépathie. C'est?à-dire, on y reviendra, d'une certaine prose.
16 On est bien loin ici de l'Enivrez-vous de Baudelaire. Il faut certes « toujours être ivre » [31][31]« Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu, à votre… et sans modération [32][32]Non pas que Benjamin soit hostile à toute modération, seulement…. Mais non par n'importe quel moyen, ni en se résignant par avance aux lendemains de fête et aux retours de bâton : autant de mouvements de balancier entre un faux romantisme et un faux réalisme dont Benjamin fait dire, en français, comme par un chœur anonyme : « Nous en avons soupé ! Tout plutôt que cela » [33][33]Cit. O, 2, p. 131..
17 Une autre logique est ici en jeu. Benjamin la résume ailleurs en quatre mots : « Toujours radical, jamais conséquent (konsequent)… » [34][34]C, I, p. 388.. Devise qui traduit une expérience très particulière du mouvement des extrêmes. Non seulement ceux-ci se touchent, mais ils se perdent, s'abîment l'un dans l'autre par un « renversement (Umschlagen) paradoxal » [35][35]Ibid., et se (re) trouvent, tels des acrobates. Coincidentia oppositorum qui n'est plus celle de la mystique, celle-ci n'en constituant, on y reviendra, qu'un des deux pôles.
18 Les meilleurs parmi ses contemporains, écrit Benjamin, savent joindre une « adhésion sans réserve » à l'époque, à un « manque total d'illusions » la concernant [36][36]O, II, p. 367 (« Expérience et pauvreté »).. Adhésion marquée dans le passage cité plus haut par la phrase : « Et de plus profanes ». Marx, Weber et Benjamin, chacun à sa façon, identifient la dynamique du capital avec la froide profanation de tout ce qu'on avait tenu jusque-là pour sacré. Benjamin en conclut que c'est uniquement de l'intérieur de ce mouvement démystifiant qu'une illumination peut encore se produire [37][37]« Voir le monde, être au centre du monde et rester caché au…. Tel est l'enjeu théologico-politique de la formule « illumination profane ». Le reste ne serait que postures réactives, mauvais romantisme, réenchantement du monde [38][38]Un abîme sépare Benjamin de l'auteur de « Science comme….
19 L'essai sur le surréalisme admet que le haschisch et l'opium peuvent être des étapes préliminaires qui ouvrent la voie. Mais il ajoute deux correctifs, qui se corrigent mutuellement.
20 1. La voie royale de l'illumination profane est celle qu'on emprunte tous les jours. Sa véritable école est l'acte – passif – d'attendre, de lire, de penser, de flâner [39][39]Conclusions analogues, aux accents plus moralisateurs, chez…. Autant de « prières naturelles » [40][40]« Si Kafka n'a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins… et d'« exercices spirituels » [41][41]« Depuis les Exercices spirituels de saint Ignace », écrit… qui ne sont plus tournés vers des objets religieux [42][42]« Les objets, que la méditation claustrale assignait à la…. Mais ce sont eux-mêmes des types de télépathie, des drogues supérieures. Le surréel et le paranormal sont le réel et le normal en train de se surpasser.
21 2. Le fait qu'une drogue soit de notre propre crû ne la rend pas automatiquement bénéfique. Il y en a une qui est, au contraire, plus insidieuse que n'importe quel stupéfiant : le moi du sujet privé s'enivrant stupidement de sa privation même [43][43]En cela, le dandy ne se distingue guère du bourgeois. « Enivré….

III. LE PENSANT, LE VOYANT : BENJAMIN, BRECHT, RIMBAUD
22 Comme le « voyant » de Rimbaud, qui abrège, et abroge, l'idée de « clairvoyant », les mots der Wartende [44][44]Possible référence à l'article de Siegfried KRACAUER, « Die… (littéralement, « l'attendant ») et der Denkende (« le pensant ») produisent un léger effet d'aliénation. Ni verbe ni substantif d'usage, ces gérondifs désignent un présent continu, mais sans heures fixes.
23 Si le demi-néologisme « pensant » vaut mieux que « penseur » (Denker), c'est que celui-ci n'est plus recevable dans l'état. Benjamin s'en explique à propos de Herr Keuner [45][45]Cf. « Bert Brecht », GS, II, 2, pp. 662-664. Benjamin note…, un des « pensants » prolétaires de Brecht : seule une « pensée grossière » (plumpes Denken) venant d'en bas est aujourd'hui à la hauteur du mot d'ordre de l'Aufklärung : penser par soi-même (Selbstdenken). De même que les professionnels de la politique nous empêchent – nous évitent – d'agir pour nous-mêmes, poursuit Benjamin, les « penseurs » attitrés sont payés pour penser à notre place. « Les philosophes ont toujours interprété le monde… », disait Marx. Presque un siècle plus tard, Benjamin et Nizan les qualifie de « maquereaux » et de « chiens de garde ».
24 L'essai sur le surréalisme lance un autre mot d'ordre qui ne semble guère compatible avec la sobriété de la « pensée grossière » : « gagner à la révolution les forces de l'ivresse (Kräfte des Rausches) » [46][46]O, II, p. 130.. Un « observateur allemand » s'assigne ici la tâche d'établir une centrale (Kraftstation) capable de canaliser, et aussi de filtrer, le flot tumultueux libéré par le mouvement surréaliste [47][47]Ibid., pp. 113-114.. Car certaines des fréquentations de celui-ci sont troubles, notamment celle de Mme Saco, la voyante au 5 rue des Usines, « humide arrière-chambre du spiritisme » [48][48]Ibid., p. 117. Benjamin cite ailleurs un jeu de mots sur la…. Non que la télépathie ne soit pas digne d'attention. Au contraire, elle l'est trop pour être laissée aux « truchements égarants » [49][49]GS, V, I, p. 76. des professionnelles [50][50]Cf. là-dessus « Madame Ariane, deuxiéme cour à gauche », in…. Cette voyance-là nous soumet au destin ; une autre permet de le déjouer.
25 Une lettre écrite peu après la Commune de Paris par un écolier de seize ans et demi le dit en un feu d'artifice d'illuminations profanes :
26
Car JE est un autre. […]. Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs ! […] Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé ! […] tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse […]. Le Poëte se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. […] Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d'autres horribles travailleurs […]. – Du reste, […] le temps d'un langage universel viendra ! […] Le poëte définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle […]. Énormité devenant norme, absorbé par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez [51][51]Lettre (dite « du voyant ») à Paul Demeny, 15 mai 1871 (Arthur….

27 Auteur/non auteur [52][52]Notion développée par Benjamin en des termes rigoureusement…, vecteur d'un progrès jamais encore vu, poète incarnant ce que Benjamin appellera l'idée de jeunesse, un jeune inconnu cherche ici à se faire le médium de l'inconnu, le « voyant » de ce dont Benjamin sera un « pensant » : le sens commun venant et à venir. Le « dérèglement » des sens auquel il se soumet est une contre-école aussi « raisonnée » qu'est « régulière » « l'anarchie » invoquée en 1848 par un autre insoumis dans un manuscrit inédit [53][53]« L'anarchie régulière est l'avenir de l'humanité » (Auguste…. Cette discipline à rebours, où un « travailleur monstrueux » tente de « faire l'âme monstrueuse », sera pour Benjamin ni plus ni moins qu'une « propédeutique ». (« Dangereuse » : la trajectoire de Rimbaud en témoigne). Autrement dit, une préfiguration. De même, l'idée d'une « énormité devenant norme » anticipe très précisément le « véritable état d'exception » qui, selon Le Concept d'histoire, mettra fin un jour à sa caricature monstrueuse – le soi-disant état d'exception qui, la « tradition des opprimés » l'enseigne, a toujours été « la règle » [54][54]O, III, p. 433.. Le démantèlement de cet état d'exception-là – c'est-à-dire de l'Etat tout court – nécessitera, en effet, un « long, immense et raisonné dérèglement » [55][55]Cf. « Critique de la violence » : « C'est […] sur la….

IV. « LA LECTURE (QUI EST UN ÉVÉNEMENT ÉMINEMMENT TÉLÉPATHIQUE) »
28 Benjamin donne au mot « surréalisme » le sens suivant : « cet autodépassement [de la réalité] qu'appelle le Manifeste communiste » [56][56]O, II, p. 134.. Dans cette optique, seul – seul ! – le poids des choses et de l'âge [57][57]« [Proust] est pénétré de cette vérité que les vrais drames de… s'oppose au mouvement extatique du réel. « Presque tous oublient », écrit le jeune Benjamin au nom de la jeunesse, « qu'ils sont eux-mêmes le lieu ou l'esprit se réalise » [58][58]C, I, p. 86. Cf. mon essai « Une certaine idée de la jeunesse.…. À chacun, donc, de devenir son propre médium. Penser par soi-même, mot d'ordre de l'Aufklärung, c'est aussi se faire télépathe.
29 Cette morale, qui traverse les récits de Benjamin, est magnifiquement résumée dans « Madame Ariane, deuxième cour à gauche » : « Transformer la menace de l'avenir en maintenant accompli, ce miracle télépathique, seul digne d'être souhaité, telle est l'œuvre d'une présence d'esprit corporelle » [59][59]SU, p. 234.. Bel exemple cité par Benjamin d'un tel main-tenant : Scipion, commandant en chef de l'armée romaine, trébuchant en mettant pied sur le sol de Carthage, ouvrant grands les bras dans sa chute, et s'exclamant : Teneo te, Terra africana. En un clin d'œil il a transformé un mauvais augure en cri de victoire.
30 Penser, écrit Benjamin ailleurs, c'est « l'art de savoir tomber » (fallen zu können) ; c'est « pouvoir mettre à l'épreuve (einsetzen) toute une vie, l'exposer (im Auszug) de manière à peine calculable, contre n'importe quel petit détail de ce monde » (citation de Willy Haas) ; c'est « l'état de conscience d'un chutant » [60][60]GS, III, p. 278 (« Theologische Kritik »).. Le pensant (der Denkende), le chutant (der Stürzende).
31 Revenons au « lisant ». En quoi la lecture serait-elle télépathique ? D'abord en ceci qu'elle nous met en rapport, elle aussi, avec du lointain. Constituerait-elle donc un moyen terme entre la télépathie et la télécommunication [61][61]Inversement, celui qui répond au téléphone – « médium qui obéit… ? Quoi qu'il en soit, elle (re) vient de loin. Elle naît avant la lettre.
32 Benjamin brosse à grands traits la (pré) histoire de la lecture dans un fragment intitulé « Sur le pouvoir mimétique ». Cette esquisse constitue un pendant historico-philosophico-anthropologique à la métaphysique du langage exposée dans l'essai « Sur le langage en général et sur le langage humain ». D'une part, la Genèse : un Logos divin traverse la Création comme un « secret mot d'ordre », relayé d'une « sentinelle » à l'autre et aboutissant au « médium » le plus élevé, le langage humain [62][62]O, I, pp. 142-165.. De l'autre, la généalogie : un pouvoir mimétique se traduit, lui aussi, à travers toute l'histoire naturelle et humaine. Ceci dans les deux cas de façon télé-grapho-pathique. Et cela se traduit à son tour dans la vitesse de pensée et de style de l'écrivant (der Schreibende) qui, dernière sentinelle, médium du moment, en fait ici le récit :
33
« Lire ce qui ne fut jamais écrit ». Ce lire (lesen) est le plus ancien : la lecture avant tout langage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses. Plus tard vinrent en usage les chaînons intermédiaires d'une nouvelle façon de lire, runes et hiéroglyphes. Tout porte à croire que telles furent les étapes par lesquelles le don mimétique, autrefois fondement des pratiques occultes, trouva accès à l'écriture et au langage. Ainsi le langage serait le degré le plus élevé du comportement mimétique et l'archive la plus parfaite de la ressemblance non sensible : un médium dans lequel ont intégralement (ohne Rest) migré les anciennes forces de création et de perception mimétique, au point de liquider les pouvoirs de la magie [63][63]O, II, p. 363. La citation, de Hofmannsthal, sera reprise à….

34 S'ouvrent ici plusieurs grandes questions :
35 1. Loin d'être un aperçu sans suite, l'idée que le langage humain soit le « médium » de tous les médiums antérieurs relie entre elles ces deux théories du langage. Elle est donc elle-même le médium de ces médiums complémentaires et contradictoires que sont le Logos et le pouvoir mimétique. Mais il y a plus. ll serait à montrer que ces deux théories entretiennent des rapports intimes avec le (s) style (s) de Benjamin lui-même.
36 « Médium » est un terme philosophique en même temps qu'un mot ordinaire, auquel – troisième couche – des courants occultistes avaient imprimé leur marque vers la fin du dix-neuvième siècle. Chez Benjamin comme chez Schlegel, il devient un terme « magique » qui résume, d'un seul trait télégraphique, un vaste ensemble philosophique [64][64]Dans sa thèse, Benjamin isole le concept de « médium de…. S'y croise – comme, selon Benjamin, dans tout langage humain – un réseau de correspondances [65][65]Une autre version d'un passage cité plus haut décrit le langage…. D'où, poursuit-il, la possibilité, pour l'écrivain-philosophe, en tant que médium de ces correspondances, d'entrer en « contact magnétique » avec la vie souterraine du langage : sa plume se laisse alors aimanter comme la baguette du sourcier [66][66]Il « éprouve l'efficacité bienfaisante d'un ordre, grâce à quoi…. D'où aussi, pourrait-on enchaîner, l'expérience télépathique que fait un lecteur capable d'hériter des anciens types de lecture.
37 Le mot médium relayerait ainsi la télépathie qu'il désigne. Il en serait le symbole autant que le signe. En cela, il offrirait une défense et illustration des deux théories qu'il expose, notamment de leur axiome commun, selon lequel le rapport du mot à la chose n'est en rien arbitraire [67][67]Concevoir le Langage comme un médium de correspondances, c'est,….
38 2. Il y a eu « transformation », et non pas « déclin » (Verfall) – ou, dans une autre version, « dépérissement » (Absterben) – du pouvoir mimétique [68][68]O, II, p. 360. Si Benjamin insiste par ailleurs sur le…. Telle est la thèse de cette esquisse théorique. Comme dans le schéma hégélien de l'Aufhebung ou le modèle freudien de la sublimation, le pouvoir mimétique aura été conservé-et-liquidé. Le patrimoine de l'humanité nous resterait, mais sans plus aucun reste de magie.
39 Dans leur livre Dialectique de la raison (1944-1947), tributaire à certains égards du dernier écrit de Benjamin Sur le concept d'histoire (1940), Adorno et Horkheimer repensent l'histoire de l'Occident en termes d'un désenchantement du monde pire encore que la « nuit polaire » anticipée, dès 1919, par Max Weber. L'Aufklärung se serait dégradée en raison instrumentale, le processus de démythologisation se serait mué en une rationalisation du mythe.
40 Or, dans l'esquisse « Sur le pouvoir mimétique », Benjamin postule une autre dialectique de l'Aufklärung. « L'inachevé ici s'accomplit » (Das Unzulängliche, hier wird's Ereignis) : ce qui dans Faust II vient de la grâce céleste surgit ici du langage humain. Celui-ci – le don que le genre humain, en se constituant, se serait fait à lui-même – aurait donc réussi là où l'histoire humaine aurait jusqu'ici lamentablement échoué ? Le langage nous attendrait-il, donc, comme la Nature chez Baudelaire, avec des « regards familiers » ? Archive de l'humanité, serait-il le gage de son avenir ?
41 Quoi qu'il en soit, la genèse du langage, telle qu'elle est évoquée ici, rappelle la logique de l'illumination profane. Dans les deux cas, les anciennes formes, religieuses, magiques, ou mythiques, ne sont pas purement et simplement annulées. Cela ne ferait que répéter la désastreuse dialectique en cours : celle d'un mauvais retour du refoulé. Le pouvoir mimétique postule une autre « liquidation » des forces occultes, un autre désenchantement du monde – à savoir, une Aufklärung se nourrissant de ce qu'elle consume. Ce serait dans le langage – ce fait accompli de l'utopie – que celle-ci se préfigurerait.
42 3. C'est le langage, dit l'essai sur le surréalisme, qui éclaire la télépathie, et non l'inverse. De même, selon Marx, c'est l'anatomie de l'homme qui fournit la clef à celle du singe [69][69]Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie (Marx-Engels…. En faisant varier ce schéma, Benjamin dialectise, sans l'abandonner, l'idée de progrès unilinéaire qui le sous-tend [70][70]Benjamin rejette l'idéologie progressiste (social-démocrate,…. Ce renversement de perspective, que Benjamin appelle ailleurs le « tournant copernicien de l'historiographie », donne à penser que les Lumières – que les anti-modernes qualifient, à tort et à raison, d'obscures – ne sont à la hauteur de leur promesse que si elles se laissent éclairer à leur tour par une autre source : celle de « l'illumination », mystique, anthropologique, etc. Et inversement – inversement surtout. Ce double mouvement contradictoire ne va certes pas sans violence. Mais c'est de ces heurts que peuvent naître de nouvelles étincelles.
43 Accentuer la dimension profane de ces illuminations potentielles, c'est reconnaître que l'Aufklärung reste, jusqu'à nouvel ordre, l'horizon indépassable de notre époque. C'est « devant la Raison » (im Angesicht der Vernunft) [71][71]O, II, p. 438. D'où le tour de force proposé dans l'essai Sur…, écrit Benjamin, que les paraboles de Kafka ont à se légitimer.
44 Ou est-ce aussi derrière son dos ? À l'insu de ses instances officielles ? On y reviendra à propos d'un petit bossu.
V. DIALECTIQUE DE L'IVRESSE (RAUSCH)
45 Deuxième variation sur l'inversion opérée dans la phrase citée plus haut : aucune investigation de l'ivresse du haschish ne nous enseignera autant sur la pensée que ne fait celle-ci sur celle-là – la pensée étant elle-même un « éminent narcotique ».
46 Cette dernière formule – qui va de pair avec celle qui vient de nommer la lecture « un événement éminemment télépathique » – est placée, elle aussi, entre parenthèses. Celles-ci, loin d'en réduire la portée, créent un double effet d'évidence et de surprise, l'une accentuant l'autre, « énormité devenant norme » [72][72]Cet effet rhétorique rappelle la « technique narrative » que…. Enoncer de telles vérités au détour d'une phrase, comme en passant ou en aparté, c'est suggérer qu'elles ne doivent, ou ne peuvent, être argumentées selon les normes philosophiques en cours. Ici encore deux mots s'entrechoquent. Dans le cas de l'« illumination profane », chaque terme rayonne, de façon ouverte, positive, et multiple, sur l'autre. Ici, « éminent » inverse le potentiel négatif de « narcotique ». Discordant, cet accouplement l'est surtout pour une civilisation qui cache ses ambivalences vis?à-vis des drogues sous un discours univoque et moralisateur [73][73]Cf. sur la tentation et la crainte de l'ivresse narcotique,….
47 Que la pensée puisse avoir l'effet d'un narcotique (narke, « torpeur » ; narkotikon, « rendre engourdi, insensible »), Benjamin n'aurait eu aucune raison de le nier. Anesthésie est pourtant le contraire de ce qui est en jeu ici. Le contraire – ou peut-être une composante. Il se peut, en effet, que ce soit seulement à l'intérieur d'une certaine anesthésie de la pensée que la « dialectique de l'ivresse » peut se déployer.
48 Cette dialectique n'a rien en commun avec l'opposition habituelle entre ivresse et sobriété. Elle en est aussi éloignée que le sont la profanation, le désenchantement, et la prose, tels que Benjamin les conçoit, de l'acception habituelle de ces termes. Ici encore les extrêmes s'inversent l'un dans l'autre. Au lieu de se mêler ou de se dissoudre dans une synthèse, chacun est le lieu d'échanges chiasmatiques :
49
Toute extase dans l'un des mondes ne serait-elle pas, dans le monde complémentaire, humiliante sobriété (beschämende Nüchternheit) ? À quoi tend l'amour courtois (Minne) – car c'est lui, non l'amour, qui lie Breton à la jeune télépathe – sinon à éprouver que (als daß) la chasteté, elle aussi, est un ravissement [74][74]O, II, p. 119. (« La jeune télépathe » (das telepathische… ?

50 Une complémentarité et une dissymétrie des termes se font de nouveau remarquer. De même que l'accent tombait sur l'illumination profane, c'est une certaine sobriété qui se fait de nouveau remarquer ici : non pas, certes, celle qui désertifie le monde, mais celle qui, dans la formule de Zarathoustra, reste « fidèle à la terre ». À l'opposé de la raison bourgeoise (qui, selon le Manifeste communiste, a noyé tout enthousiasme dans « l'eau glaciale du calcul égoïste »), sobriété est loin ici d'éliminer extase. Elles appartiennent, au contraire, à deux mondes complémentaires. Et si la chasteté est « elle aussi » un ravissement, cela donne à penser que la sobriété en question communique à son tour avec l'ivresse. Ceci de par la discipline de l'ascèse, nüchtern signifiant « sobre », mais aussi « à jeûn ». (À qui ou à quoi donc la sobriété fait-elle honte ? On y reviendra). On pourrait peut-être extrapoler ici la chaîne suivante : sobriété – raison – chasteté – ravissement – amour courtois – amour platonicien – philo-sophie. Ceci au nom de la « prose messianique » : un désenchantement à venir qui, tout en renonçant au chant, ne déchantera pas [75][75]Festive (festlich begangen), la prose messianique est pourtant….
51 Résumons. De même que le langage humain constitue le stade le plus achevé du pouvoir mimétique, de même ses meilleurs médiums – le pensant, l'écrivant, le lisant, etc. – traduisent les narcotiques, la télépathie, le magnétisme, etc. en prose. Ils « liquident » – liquéfient, (re) fondent – un héritage immémorial.
VI. KAFKA, BENJAMIN, LE VOYANT, LE NOYANT
52 Certains de ces motifs font retour dans la lettre qu'adresse Benjamin à Scholem en 1938 sur Kafka [76][76]C, II, pp. 248-55..
53 Kafka vit, comme Klee, « dans un monde complémentaire ». « Souvent si serein (heiter) et traversé par des anges », ce monde est « l'exact complément » d'une « époque qui s'apprête à supprimer les habitants de cette planète en quantités considérables ». Sans aucune « vue des lointains » (Weitblick) ou « don de visionnaire » (Sehergabe), doté seulement d'une écoute tendue des bruits et murmures de la tradition, Kafka « percevait (gewahrte) le complément » – « ce qui vient », qui est ici le pire – « sans percevoir ci qui est aujourd'hui ». Ces choses « veulent être attrapées au vol » ; seulement, « nulle oreille n'est destinée à [les] entendre ». Oreille de personne, « un individu (qui s'appelle Franz Kafka) » lit, sans clairvoyance, ce qui n'est pas écrit : l'écriture sur le mur. Il voit le futur dans le présent, qu'il ne voit guère.
54 Nouvelle « lettre de voyant », où un (mal-) voyant est commenté par un autre, leur commun objet étant l'atroce progression de ce que Rimbaud avait appelé « le temps des Assassins ». Deux années plus tard, Benjamin cite un passage des Fragmens et Pensées Détachées de Turgot : « Nous apprenons toujours les événements trop tard et la politique a toujours besoin de prévoir pour ainsi dire le présent [77][77]EF, p. 448 ; GS, I, 3, p. 1237.. » Pour le faire, poursuit Benjamin, l'historien matérialiste doit être le « prophète tourné en arrière » (rückwärts gekehrter Prophet) imaginé par Schlegel : « C'est justement sous ce regard de voyant (Seherblick) que sa propre époque est bien plus nettement présente qu'elle ne l'est aux contemporains qui « marchent du même pas qu'elle » (« mit ihr “Schritt halten” ») [78][78]Ibid..
55 « On aimerait dire », ainsi résume-t?il Kafka (et, prophète à rebours, lui-même) en un épi-télé-gramme, « qu'une fois sûr de l'échec final, tout lui réussissait en route comme en rêve » [79][79]C, II, p. 252.. Attendre, ici, c'est attendre le pire, avec la « gaîté (Heiterkeit) rayonnante » d'un homme pour lequel iI y a « infiniment d'espoir, seulement pas pour nous ». C'est élire domicile (comme disait autrefois Baudelaire du flâneur) dans la « marge (Spielraum) superbe que la catastrophe ne connaîtra pas ». De ce désastre (qui, selon Benjamin, remonte jusqu'à la Chute [80][80]O, III, p. 434.) ni l'individu ni les grandes masses ne feront l'expérience qu'à « l'heure de leur propre suppression ». Et pourtant cette expérience, Kafka l'aura faite.
56 « Lui » (Er), s'appelait-t?il. « Je est un autre » – personne – médium du collectif – œil de la tempête – « solitude mûrie jusqu'à sa disparition » [81][81]O, I, p. 168 (« L'Idiot de Dostoïevski »). – « à la pointe d'un mât déjà pourri » [82][82]Benjamin décrit ainsi sa propre situation en 1931 (C, II,….
57 Cette position intenable, Kafka la décrit comme décrivant une « ellipse » ; et elle le fait à son tour de manière elliptique – « dangereusement réduite », selon sa propre formule. Ellipse qui rappelle les chiasmes de « l'illumination profane » et la « dialectique de l'ivresse ». Car ses deux foyers sont eux aussi « très éloignés » l'un de l'autre. L'univers de Kafka, monde d'expérience « de tous le plus récent », lui est « convoyé » (zugetragen) par la tradition mystique [83][83]Peut-être suite à cette lettre, Scholem, l'historien attitré de…. Ceci constitue une réponse inouïe à la question kantienne : quelles sont les conditions de possibilité de l'expérience ? Pour que celle de la modernité soit possible, il « fallait faire appel » (daß […] appelliert werden mußte) au lointain foyer mystique. Formulation qui donne à penser que l'appel ne fut pas (pour citer Benjamin citant Valéry sur Baudelaire) le « propos » conscient de Kafka, mais sa « raison d'Etat » [84][84]Walter BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à….
58 Telle est la première condition de possibilité d'une impossible expérience. Répétons-la : pour pouvoir se mesurer à la réalité incommensurable qu'est le monde moderne – « à cette réalité qui se projette comme le nôtre, théoriquement par exemple dans la physique moderne, pratiquement dans la technique de guerre » –, il fallait pouvoir bénéficier de « rien de moins » que d'un complément mystique. C'est « ce qu'il y a de proprement fou chez Kafka au sens précis du terme » [85][85]Benjamin disait également de son travail sur les passages qu'il…. « Essentiellement isolé » – « seul comme Franz Kafka », disait celui-ci –, il fut loin d'être coupé du monde. Les « fous » de Kafka en sont des médiums, des télépathes qui transmettent le présent au présent grâce à leur réception d'un lointain passé.
59 La deuxième condition de possibilité n'est pas moins folle. Complémentaire, ruineuse, et providentielle à la fois, elle consiste en ceci : pour que la tradition mystique puisse convoyer l'expérience du présent, il fallait qu'elle soit « tombée malade » ; que la réception soit brouillée ; que « des événements (Vorgänge) dévastateurs » aient eu lieu en son sein [86][86]Benjamin promet de revenir à ce point tout de suite. En fait,…. Benjamin pense ici sans doute à cette « chaîne d'événements » dans laquelle, deux années plus tard, un autre (non-) voyant, l'Ange de l'Histoire, discernera « une seule et unique catastrophe », celle que « nous » – nous autres, mortels et modernes – « appelons le progrès » [87][87]O, 3, p. 434..
60 Double tour de folie, donc, ellipse, chiasme, état d'exception, impossible possible : en s'entrechoquant avec la tradition mystique, la catastrophe du progrès aura secrété un antidote aux deux – à la tradition mystique, voire à toute tradition telle quelle, et au dit progrès. D'où la double attente de la tradition, qui attend de nous non seulement son sauvetage [88][88]« Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque… mais, du même coup, sa destruction, non moins salvatrice [89][89]« Ma pensée a le même rapport à la théologie que le papier….
61 Voilà, à nouveau, l'esquisse d'une autre dialectique de la raison. Autre désenchantement du monde qui se niche à l'intérieur de celui qui domine. Comme si, par un miraculeux « travail de passages », la pression des apories pouvait elle-même forcer une issue. « Là où il y a danger, croît aussi/ Ce qui sauve » (Hölderlin). À quoi la lettre sur Kafka ajoute que, là où l'état d'exception atteint son paroxysme, il faut un être d'exception, c'est-à-dire personne, un quasi-anonyme, pour attraper « ce qui sauve » ; et qu'il n'est sûr de saisir le main-tenant qu'au prix de sa propre survie. Même geste dans les dernières notes de Benjamin, qui évoquent la « paille vers laquelle celui qui est en train de se noyer tend la main » (nach dem der Ertrinkende greift) – à savoir, la « remémoration » (Eingedenken) [90][90]GS, I, 3, p. 1243. Cf. la formule analogue concernant le geste….
62 Le voyant, le pensant, le noyant, le maintenant, que la main tient ou ne tient pas… « ([…] l'écriture n'était ici qu'un état provisoire (comme pour quelqu'un qui écrit son testament, juste avant de se pendre – un état provisoire qui peut très bien durer toute une vie) […]) » [91][91]Franz KAFKA, Briefe 1902-1924, Francfort-sur-le-Main, 1975,…. Rapport abyssal entre le sauvant (das Rettende : « ce qui sauve »), le sauvé et le sombrant.
VII. DIALECTIQUE DE LA HONTE (SCHAM)
63 Chez Benjamin, le dernier avatar de cette folle dialectique est la parabole qui ouvre les thèses Sur le concept d'histoire. Parabole-ellipse tendue, ici encore, entre deux pôles. Un nain, « maître dans l'art des échecs » caché à l'intérieur d'un automate, guide la main d'une poupée assise devant l'échiquier. En haut, le joueur visible, officiel : « la marionnette appelée “matérialisme historique” ». En bas, son éminence grise, « la théologie, dont on sait qu'elle est aujourd'hui petite et laide, et qu'elle est de toute manière priée de ne pas se faire voir » (sich ohnehin nicht darf blicken lassen) [92][92]O, III, p. 428..
64 Ce nain disgracieux est visiblement le « petit bossu » du folklore allemand déjà présent-absent dans certains écrits antérieurs de Benjamin – notamment l'essai sur Kafka, où sa bosse (Entstellung : « défiguration/déplacement ») figure l'oubli [93][93]O, II, pp. 434-446.. La théologie, rapetissée et distordue par l'oubli auquel le réduit la Raison moderne, et qui est donc invisible à ses Lumières trompeuses, profite ici de sa mauvaise passe. Puisque le matérialisme historique ignore – et ne pourrait donc jamais admettre – qu'il a besoin de ce partenaire-là, il faut que leur collaboration ait lieu à son insu, sous la table, derrière le dos de celui qui est, en principe, l'instance la plus progressive, le bras le mieux armé, de ce que nous appelons l'Aufklärung.
65 S'ouvre ici un nouveau chiasme, une double inversion quasi carnavalesque : le maître du jeu est en même temps l'assistant, l'assistant le maître. Dans cette parabole, l'image et la leçon qui en est tirée se contredisent, sans s'annuler pour autant. D'une part, le matérialisme historique est assuré de gagner à tous les coups s'il « prend la théologie à son service ». Telle est du moins la morale de l'histoire. D'autre part, l'image qui est censée l'illustrer l'inverse : on y voit la prétendue ancilla tirant les ficelles. Pourquoi donc avoir tiré la dite morale ? Parce qu'il y va – nouvelle variante du même chiasme – du vœu pieux, résiduellement religieux, que l'Aufklärung puisse un jour prévaloir.
66 C'est le même paradoxe que l'ellipse de Kafka. Ignorée et défigurée par une Aufklärung réductrice, la théologie, réduite mais irréductible, pourrait, grâce à cette ignorance et cette défiguration même, lui venir en aide.
67 Il était question, à propos de la « dialectique de l'ivresse », d'une « humiliante (beschämend) sobriété ». Dans le présent contexte, c'est surtout la théologie qui suscite la « honte » et / ou la « pudeur » (le mot Scham ayant les deux sens). Benjamin souligne à plusieurs reprises que Kafka la considère « indécente » [94][94]GS, II, 3, pp. 1212, 1232.. Chacun de ses ouvrages serait « une victoire de la Scham sur la problématique théologique » [95][95]Ibid., p. 1213.. Et : « On a remarqué que dans les écrits de Kafka “Dieu” n'apparaît pas. Il en va de même des Juifs. La Scham lui interdisait de parler de ces choses [96][96]GS, II, 3, p. 1237.. »
68 Un réflexe analogue est à l'œuvre dans la parabole de l'automate d'échecs. Il n'y a pas de Dieu dans la machine ; la théologie, elle, y est, certes, mais pudiquement cachée, et sans être qualifiée de juive, même si d'autres thèses incitent à la caractériser ainsi [97][97]Même jeu de cache-cache dans la lettre sur Kafka. D'une part,…. Il y aurait donc un manque de pudeur non seulement chez les athées de la place du marché qui se moquent du « dément » (der tolle Mesnch) nietzschéen catastrophé par la mort de Dieu, mais aussi chez les bien-croyants qui font comme si de rien n'était.
69 Certains autres textes permettent, d'ailleurs, de penser que, face à « l'humiliante sobriété » d'un véritable désenchantement du monde – qui réunira sobriété, ivresse, et pudeur –, la théologie sera priée non seulement de ne pas se montrer en public, mais de disparaître, même de sa cachette.
70 Mais comment faire en attendant ? En plus d'une réaction intime, la Scham, observe Benjamin à propos de Kafka, est une exigence sociale : « On n'a pas seulement honte devant les autres, on peut aussi avoir honte pour eux [98][98]O, II, p. 439.. » Et cela peut signifier : pour nous autres humains :
71
Pour [Kafka], être animal signifiait sans doute seulement le fait d'avoir renoncé, par une sorte de pudeur (Scham), à la figure et à la sagesse humaines. Comme un monsieur distingué qui, échouant dans un bistrot de troisième ordre, renonce pudiquement (aus Scham) à essuyer son verre [99][99]C, II, p. 251..

72 Tant qu'une Raison mal désenchantée rationalise des meurtres de masse, elle aura beau avoir honte de la théologie. Vous autres humains, chuchote le petit bossu par-dessus le seuil d'un autre siècle, quand aurez-vous honte de vos hontes et de vos indécences [100][100]À la fin d'Enfance berlinoise, le petit bossu chuchote… ?









Notes
    •    [1] Le présent essai fait partie d'un ensemble de textes, comprenant notamment « Les noces de “Physis” et de “Techne”. Walter Benjamin et l'idée d'un matérialisme anthropologique », in Cahiers Charles Fourier no 21, Paris 2010, pp. 99-120 ; « Spielraum. Jeu et enjeu de la “seconde technique” chez Walter Benjamin », à paraître dans Berdet, Marc/Ebke, Thomas (dir.) [2013] : Matérialisme anthropologique et matérialisme de la rencontre. Traduire notre présent devant Walter Benjamin et Louis Althusser, Xenomoi, Berlin 2013 ; « Y croire », à paraître dans le no spécial des Cahiers de l'Herne (2013) consacré à Benjamin.
    •    [2] W. BENJAMIN, Correspondance (ci-après C), Paris 1979, II, p. 195.
    •    [3] « Walter Benjamin », in Fidélité et Utopie, Paris, 1978, pp. 113-136, notamment pp. 119-122.
    •    [4] Ibid., p. 126.
    •    [5] Ibid., p. 117.
    •    [6] Hannah ARENDT, « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris, 1974. p. 305. Cette formule, qu'elle semble vouloir étendre à Heidegger, aurait suscité les objections de Benjamin, trop juif pour considérer le langage comme un « phénomène essentiellement poétique » (ibid.). Cf. à cet égard la parenthèse suivante de son essai « Sur le langage en général et sur le langage humain » : « (et c'est pour délivrer [la nature] que vit et parle l'homme, et non pas seulement, comme on le suppose en général, le poète) » (Walter BENJAMIN, Œuvres (ci-après O), Paris 2000, 1, p. 163) Cf. également son portrait nuancé de Friedrich Schlegel, qu'un critique avait appelé un « philosophe-artiste ou un artiste philosophant », et son parti pris pour la « sobriété » de Hölderlin, dans sa thèse (Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand (ci-après CC), Paris, 1986, pp. 74-90, 153-54) ; et son constat que l'œuvre de Kafka rompt avec « une prose purement poétique (dichterisch) » et reste en attente de la « doctrine » (Lehre) (Walter BENJAMIN, Gesammelte Schriften (ci-après GS), Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser (éd.), Francfort-sur-le-Main, 1972-89, II, 2, p. 679).
    •    [7] Celles-ci sont à ajouter au dossier rassemblé par Jürgen Habermas dans son essai de 1961 : « L'idéalisme allemand des philosophes juifs » (Philosophisch-politische Profile, Francfort-sur-le-Main 1981, pp. 39-64).
    •    [8] Évoquée dans CC, p. 160. Cf. sur le « messianisme romantique », ibid., pp. 37-38.
    •    [9] Cf. également le « Portrait de Benjamin » de Theodor W. ADORNO, qui lui attribue une « faculté sensitive à la deuxième puissance (zweite Sinnlichhkeit) » – « utopie de la connaissance » qui aurait pour contenu « l'Utopie même » (Prismes, Paris, 1986, pp. 201-213 ; ici, pp. 212-213).
    •    [10] O, III, p. 430. Attente, attention, tension, intensité : les affinités entre ces composantes essentielles de sa pensée ressortent bien en traduction française.
    •    [11] « Justesse » (Richtigkeit) est synonyme pour Benjamin du « nécessairement, symptômatiquement, productivement faux. […] Et il ne m'est pas donné de correspondre justement […] à une situation fausse. Cela n'est, d'ailleurs, nullement souhaitable aussi longtemps qu'on persiste comme individu (als einzelner besteht) et qu'on est enclin à le rester » (C, II, p. 49). – Les traductions existantes des textes de Benjamin seront souvent modifiées ici.
    •    [12] Selon la « Préface épistémo-citique » au traité sur le drame baroque, il « n'est pas au pouvoir de la simple penséé » de conférer à la philosophie sa forme achevée : celle de la doctrine (Origine du Drame baroque allemand, ci-après OD), Paris 1985, p. 23). De même, une traduction ne peut pas « produire » (herstellen) le rapport secret entre les langues ; mais elle peut le « représenter (darstellen), en le réalisant en germe ou intensivement » (O, I, p. 248).
    •    [13] O, II, p. 252.
    •    [14] O, III, pp. 430, 443.
    •    [15] GS, I, 3, 1238-39.
    •    [16] Cf. « Sur le programme de la philosophie qui vient (einer kommenden Philosophie) » (O, I, 179-197).
    •    [17] OD, p. 24. C'est uniquement en ce sens que le projet-chantier qu'il appelait son « travail sur les passages » (Passagenarbeit) peut être jugé intrinsèquement inachevable. En l'appelant L'Œuvre des passages (Passagenwerk), les éditeurs allemands se sont trompés d'époque, à la manière de l'historicisme dénoncé par Benjamin.
    •    [18] Selon la « Préface épistémo-critique », les projets philosophiques contiennent « une ésotérique [Esoterik] dont ils sont incapables de se défaire, qu'il leur est interdit de renier, dont ils ne peuvent tirer gloire sans prononcer leur propre condamnation » (ibid.). Cette part ésotérique – aussi réduite, maudite et sacrée que le « petit bossu » – est destinée à disparaître dans une « doctrine » à venir. Ici comme ailleurs, Benjamin se situe entre deux camps adverses : l'ésotérisme, qui cultive le mystère, et le rationalisme, qui n'en a cure.
    •    [19] O, II, p. 425.
    •    [20] Walter BENJAMIN, Essais sur Bertolt Brecht (ci-après EB), Paris 1969, pp. 135-36.
    •    [21] Cf. O, III, p. 429.
    •    [22] Cf. GS, I, 3, pp. 1238-1239. Benjamin emprunte cette notion de prose au premier romantisme allemand. Cf. CC, pp. 155-161.
    •    [23] Le mot allemand Erfahrung renvoie à fahren (« voyager », etc.) et à Gefahr (« danger ») ; expérience, à ce qui est à experimenter : un essai.
    •    [24] Cf. Walter BENJAMIN, Rastelli raconte… et autres récits (ci-après RE), Paris, 1987. Dans la préface, Philippe Ivernel éclaire les tensions, apparentes et réelles, chez Benjamin entre théorie et praxis du récit.
    •    [25] Cf. C, II, p. 420 et C, II, pp. 250-51.
    •    [26] Cf. Sur le concept d'histoire, dont la huitième thèse répudie en passant un théoricien de l'état d'exception autrefois salué par Benjamin et devenu entre-temps constitutionnaliste nazi : Carl Schmitt (O, III, p. 433).
    •    [27] Ibid. (septième thèse).
    •    [28] Cf. sur ces dernières catégories OD, p. 178.
    •    [29] O, II, pp. 117-118. À un niveau plus directement politique, le propos de cet essai est d'atteler ensemble d'autres extrêmes : révolte anarchiste et discipline révolutionnaire, manifestes surréaliste et communiste.
    •    [30] Ibid., p. 131.
    •    [31] « Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu, à votre guise » (Charles BAUDELAIRE, « Enivrez-vous », Œuvres Complètes (ci-après OC), Paris, 1968, éd. Y-.G. le Dantec, p. 286). Les provocations permissives lancées par Baudelaire font contrepoint au ton moral adopté dans les trois grands écrits consacrés aux « paradis artificiels » (ibid., pp. 323-462). Chercher à secouer « l'horrible fardeau du Temps » (OC, p. 286) ou à donner le change au « moi » (O, II, pp. 131, 140), ces deux volontés semblent se rejoindre. Elles se trouvent confrontées toutes les deux à « un monde/Où l'action n'est pas la sœur du rêve » (OC, p. 115) Mais un abîme les sépare. Très schématiquement : Baudelaire rêve de fuire, le temps d'une ivresse, une réalité irrémédiable, « anywhere out of this world » ; Benjamin, du réveil du réel à son potentiel sur-réel.
    •    [32] Non pas que Benjamin soit hostile à toute modération, seulement au « juste-milieu » qui nie son propre extrémisme, « C'est une bonne chose quand, dans une position extrême, on est rattrapé par une période de réaction, observe Brecht : on en vient ainsi à une position moyenne » (cit. EB, p. 142). « Il n'est personne, dit Joseph de Maistre, qu'on ne puisse gagner à soi en modérant son avis » (cit. C, II, p. 248).
    •    [33] Cit. O, 2, p. 131.
    •    [34] C, I, p. 388.
    •    [35] Ibid.
    •    [36] O, II, p. 367 (« Expérience et pauvreté »).
    •    [37] « Voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde » : Baudelaire décrit ainsi celui dont « la passion et la profession » est « d'épouser la foule » et que « la langue ne peut que maladroitement définir » (OC, p. 1160). S'il reprend à son compte le terme « flâneur », c'est aussi pour désigner une profession qui n'en est pas une.
    •    [38] Un abîme sépare Benjamin de l'auteur de « Science comme vocation ». pour qui « illumination » et « désenchantement du monde » ne peuvent que s'exclure, et qui finit, au nom des « exigences du jour », par rejeter l'attente messianique comme une pathétique illusion. « Le passé d'une illusion », croira pouvoir dire François Furet de la sécularisation de cette attente : l'idée communiste.
    •    [39] Conclusions analogues, aux accents plus moralisateurs, chez Baudelaire : « Celui qui aura recours à un poison pour penser ne pourra bientôt penser sans poison » (OC, p. 386). Les antidotes qu'oppose Baudelaire à la « magie noire » des « paradis artificiels » seront pour Benjamin autant de techniques d'illumination plus ou moins profane : jeûne, prière, contemplation, exercice assidu de la volonté, travail suivi (ibid., pp. 385-387).
    •    [40] « Si Kafka n'a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins possédait-il, au plus haut degré, ce que Malebranche appelle « la prière naturelle de l'âme » : la faculté d'attention » (O, II, p. 446).
    •    [41] « Depuis les Exercices spirituels de saint Ignace », écrit Benjamin à propos de Proust, « on trouverait malaisément dans la littérature occidentale un essai plus radical pour s'abîmer en soi-même » (O, II, pp. 150-151).
    •    [42] « Les objets, que la méditation claustrale assignait à la méditation des moines, visaient à leur enseigner le mépris du monde et de ses pompes. Les réflexions que nous développons ici servent une fin analogue » (O, III, p. 435).
    •    [43] En cela, le dandy ne se distingue guère du bourgeois. « Enivré de son sang-froid et de son dandysme », écrit Baudelaire dans « Le monde va finir » (OC, p. 1265). Cf. sur le moi comme « attrape » et « dent creuse », O, II, pp. 140-116.
    •    [44] Possible référence à l'article de Siegfried KRACAUER, « Die Wartenden » (Frankfurter Zeitung 12.3.1922, republié dans Das Ornament der Masse, Francfort-sur-le-Main, 1963, pp. 106-119), qui passe en revue diverses postures face au « vide » moderne, avant d'opter pour « l'ouverture hésitante » de ceux qui restent en attente d'un sens métaphysique, sans le forcer, et non sans scepticisme. Pour Benjamin, par contre, l'attente est elle-même une illumination profane ; l'« attendant » participe déjà, ne fût-ce que faiblement, de l'attendu.
    •    [45] Cf. « Bert Brecht », GS, II, 2, pp. 662-664. Benjamin note ailleurs que Keuner fait écho à Keiner (« aucun » en allemand) et à koin[e] (« général » en grec), « et cela est dans l'ordre, car la pensée est de l'ordre du général » (GS, VII, 2, p. 655).
    •    [46] O, II, p. 130.
    •    [47] Ibid., pp. 113-114.
    •    [48] Ibid., p. 117. Benjamin cite ailleurs un jeu de mots sur la locution im Trüben fischen (« pêcher en eaux troubles ») : « Ne devrait-on pas dire des spiritistes qu'il pêchent dans l'au-delà (im Drüben fischen) ? » (GS III, p. 357).
    •    [49] GS, V, I, p. 76.
    •    [50] Cf. là-dessus « Madame Ariane, deuxiéme cour à gauche », in Sens unique (ci-après SU), Paris, 1978, pp. 233-235) et « Vom Glauben an die Dinge, die man uns weissagt » (GS, IV, 1, pp. 372-73).
    •    [51] Lettre (dite « du voyant ») à Paul Demeny, 15 mai 1871 (Arthur RIMBAUD, Œuvres, Suzanne Bernard (éd.), Paris, 1960, pp. 345-348).
    •    [52] Notion développée par Benjamin en des termes rigoureusement matérialistes dans « L'auteur comme producteur » (EB, pp. 107-128).
    •    [53] « L'anarchie régulière est l'avenir de l'humanité » (Auguste BLANQUI, Textes Choisis, Paris, 1955, p. 156).
    •    [54] O, III, p. 433.
    •    [55] Cf. « Critique de la violence » : « C'est […] sur la destitution du droit, y compris des pouvoirs auxquels il renvoie, et qui renvoient à lui, finalement donc du pouvoir de l'État, que se fonde une nouvelle ère historique » (O, I, p. 242).
    •    [56] O, II, p. 134.
    •    [57] « [Proust] est pénétré de cette vérité que les vrais drames de l'existence qui nous est destinée, nous n'avons pas le temps de les vivre. C'est cela qui nous fait vieillir. Rien d'autre » (ibid., p. 150).
    •    [58] C, I, p. 86. Cf. mon essai « Une certaine idée de la jeunesse. Walter Benjamin lecteur de L'Idiot », Europe, mars 1996, pp. 141-163.
    •    [59] SU, p. 234.
    •    [60] GS, III, p. 278 (« Theologische Kritik »).
    •    [61] Inversement, celui qui répond au téléphone – « médium qui obéit à la voix qui de l'au-delà s'empare de lui » (SU, p. 43) – y entend le bruissement de l'ère mythique. En même temps, la sonnerie du téléphone est un « signal d'alarme » qui réveille de leur sommeil non seulement les parents mais le dix-neuvième siècle (ibid., p. 42).
    •    [62] O, I, pp. 142-165.
    •    [63] O, II, p. 363. La citation, de Hofmannsthal, sera reprise à propos de l'historien matérialiste (GS, I, 3, p. 1238), qui se conçoit ainsi comme l'héritier des vieux prêtres et sorciers. Cf. mon essai « Walter Benjamin : le “medium” de l'histoire », Études germaniques, janvier-mars 1996, pp. 1-51.
    •    [64] Dans sa thèse, Benjamin isole le concept de « médium de réflexion » chez Friedrich Schlegel comme exemple de ce que August Schlegel avait appelé la « terminologie mystique » de son frère, Pour celui-ci, poursuit Benjamin, la terminologie est « la sphère où, par-delà le discursif et l'intuitif, se meut la pensée. Car le terme technique, le concept, contenait pour lui le germe du système […] » (CC, pp. 83-84). Ceci vaut également pour le rôle du terme « médium » chez Benjamin. La « ressemblance non-sensible » dont le langage serait porteur, en tant que pouvoir mimétique, fait écho à la formule par laquelle il avait résumé le statut de la terminologie chez Schlegel : « une intuition non-intuitive (unanschauliche Intuition) du système » (ibid., p. 83).
    •    [65] Une autre version d'un passage cité plus haut décrit le langage comme un « médium où les choses […] n'entrent plus en relations directes, comme autrefois dans l'esprit du voyant ou du prêtre, mais dans leurs essences, leurs substances les plus fines et les plus fugitives, voire leurs arômes » (GS, II, 1, p. 209). Cette conception du langage comme relève des etapes de mimésis antérieures, y compris celles de la nature, prend elle-même la relève des Correspondances de Baudelaire : « La Nature est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles/[…] Les parfums, les couleurs et le sons se répondent ».
    •    [66] Il « éprouve l'efficacité bienfaisante d'un ordre, grâce à quoi ses visées vont chaque fois à ces mots tout à fait déterminés, dont la surface, encroûtée dans le concept, se défait sous l'effet de leur contact magnétique et livre les formes, enfermées en elle, de la vie d'une langue » (C, I, p. 301). La philosophie universitaire, elle, est « captive de cette conception qui, faisant du langage un simple signe, affecte [sa] terminologie d'un arbitraire irresponsable ».
    •    [67] Concevoir le Langage comme un médium de correspondances, c'est, en effet, répudier l'axiome de base de la linguistique moderne : « l'arbitraire du signe ». Cf. mon essai « Die Willkür der Zeichen. Zu einem sprachphilosophischen Motiv Walter Benjamins » in Perspektiven kritischer Theorie. Festschrift für Hermann Schweppenhäuser, C. Türcke (éd.), Lüneburg 1988, pp. 124-73 ; et le témoignage de Jean Selz sur les théories cratylistes que Benjamin « essayait » sur lui (Walter BENJAMIN, Écrits français, (ci-après EF), Paris, 2003, pp. 473-474).
    •    [68] O, II, p. 360. Si Benjamin insiste par ailleurs sur le « déclin » de l'aura (O, III, p. 278), d'autres réflexions indiquent qu'il pourrait s'agir ici encore de sa transformation.
    •    [69] Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie (Marx-Engels Werke 13, p. 636).
    •    [70] Benjamin rejette l'idéologie progressiste (social-démocrate, historiciste) au nom de l'idée du progrès (révolutionnaire, messianique). Dans L'Ange de l'Histoire (Paris, 1992), Stéphane Mosès brouille cette distinction en faisant de Benjamin un déçu de la « raison historique ».
    •    [71] O, II, p. 438. D'où le tour de force proposé dans l'essai Sur la philosophie qui vient (O, I, pp. 179-197) : faire valider par une Raison kantienne des types d'expérience qui seraient apparus à Kant comme des « divagations dans des mondes intelligibles ».
    •    [72] Cet effet rhétorique rappelle la « technique narrative » que Benjamin repère chez Kafka. Ce que les autres ont à dire à K., « même la chose la plus importante, la plus surprenante », ils le font « incidemment, comme s'il devait au fond le savoir depuis longtemps. Comme s'il n'y avait là rien de nouveau, le héros étant discrètement prié de se rappeler (sich einfallen lassen) ce qu'il a oublié » (O, II, p. 441).
    •    [73] Cf. sur la tentation et la crainte de l'ivresse narcotique, ambivalence qui hante toute la civilisation occidentale, où le moi se maintient au prix de si grands efforts et paye l'euphorie de sa suspension par un sommeil de mort, Theodor ADORNO et Max HORKHEIMER, Dialektik der Aufklärung, Francfort-sur-le-Main, 1967, p. 40.
    •    [74] O, II, p. 119. (« La jeune télépathe » (das telepathische Mädchen) est Nadja). Ce passage est à rapprocher des notions de sobriété et de prose exposées dans la thèse : « Le médium-de-réflexion des formes poétiques apparaît dans la prose. C'est pourquoi celle-ci peut être dite l'Idée de la poésie. Elle est la terre créatrice des formes poétiques, celles-ci sont toutes médiatisées et dissoutes en elle comme en leur sol canonique » (CC, p. 152). Chez Schlegel, donc, la prose, comme « médium-de-réflexion », fonde et inclut tout. Chez Benjamin également, la prose est le médium du monde messianique (« actualité intégrale de tous les cotés », EF, p. 447). Et si l'essai sur le surréalisme évoque « deux mondes complémentaires », celui de la sobriété prosaïque semble comprendre l'autre. Ou est-ce plutôt le contraire ? Difficile de déterminer lequel de deux termes, sobriété et extase, fournit « l'économie générale » (Bataille) de l'autre.
    •    [75] Festive (festlich begangen), la prose messianique est pourtant « purifiée de toute solennité (Feier) » et ne connaît plus de « chants festifs » (Festgesänge) (EF, p. 447 ; GS, I, 3, p. 1238).
    •    [76] C, II, pp. 248-55.
    •    [77] EF, p. 448 ; GS, I, 3, p. 1237.
    •    [78] Ibid.
    •    [79] C, II, p. 252.
    •    [80] O, III, p. 434.
    •    [81] O, I, p. 168 (« L'Idiot de Dostoïevski »).
    •    [82] Benjamin décrit ainsi sa propre situation en 1931 (C, II, p. 50).
    •    [83] Peut-être suite à cette lettre, Scholem, l'historien attitré de la mystique juive, note en 1938 que si Kafka n'avait aucune connaissance directe de celle-ci, il pouvait néanmoins avoir hérité de la Kabbale hérétique et clandestine des derniers frankistes – « un messianisme nihiliste qui cherchait à parler le langage des Lumières » (Gershom Scholem, « Zehn unhistorische Sätze über Kabbala », in Judaica 3, Francfort-sur-le-Main, 1987, p. 271).
    •    [84] Walter BENJAMIN, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Paris, 1982, p. 159.
    •    [85] Benjamin disait également de son travail sur les passages qu'il fut arraché à la folie. De même, l'œuvre de Proust se situerait « au cœur de l'impossible » (O, II, p. 136).
    •    [86] Benjamin promet de revenir à ce point tout de suite. En fait, les « événements » qu'il va énumérer (la grande ville, l'appareil bureaucratique d'État, la physique moderne, la technique de guerre, la suppression de masses) auront plutôt dévasté la tradition mystique de l'extérieur (si cette distinction a, dans ces conditions-là, encore de la pertinence).
    •    [87] O, 3, p. 434.
    •    [88] « Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention » (ibid., pp. 428-429).
    •    [89] « Ma pensée a le même rapport à la théologie que le papier buvard à l'encre. Elle en est tout imbibée. Mais si l'on s'en remettait au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit » (EF, p. 448). Rien n'interdit de penser – il serait même logique de le faire – que ce vœu soit venu des écritures elles-mêmes. Il aurait alors reçu un double message – le « message impérial » de chez Kafka – de la part de la tradition mourante. Celle-ci attendrait de lui une remémoration et une destruction chaque fois intégrale.
    •    [90] GS, I, 3, p. 1243. Cf. la formule analogue concernant le geste improbable de saisir le « signal d'alarme » dans le train du progrès (der Griff […] nach der Notbremse, ibid., p. 1232).
    •    [91] Franz KAFKA, Briefe 1902-1924, Francfort-sur-le-Main, 1975, p. 338 (lettre à Max Brod de juin 1921).
    •    [92] O, III, p. 428.
    •    [93] O, II, pp. 434-446.
    •    [94] GS, II, 3, pp. 1212, 1232.
    •    [95] Ibid., p. 1213.
    •    [96] GS, II, 3, p. 1237.
    •    [97] Même jeu de cache-cache dans la lettre sur Kafka. D'une part, elle évoque la « tradition mystique », non la « mystique juive » ; d'autre part, la traduction en hébreu de « tradition » est, justement, Kabbala. Cette lettre souligne, elle aussi, le caractère peu recommandable de la théologie chez Kafka : « la rumeur des choses vraies (sorte de bouche à oreille (Flüsterzeitung) théologique, qui traite de choses mal famées et obsolètes) » (C, II, p. 251).
    •    [98] O, II, p. 439.
    •    [99] C, II, p. 251.
    •    [100] À la fin d'Enfance berlinoise, le petit bossu chuchote « par-dessus le seuil du siècle » la prière que, dans la comptine allemande, il adresse à « l'enfant chéri » : celle d'être inclus dans ses prières (SU, p. 145). Les réflexions de Benjamin sur Kafka ajoutent un corollaire : ni humain, trop humain, ni surhumain, loin s'en faut, une créature comme le petit bossu est – comme les fous (Tore) de Kafka, « Don Quichotte, les aides, les animaux » (C, II, p. 251) – plus apte à être sauvé, voire à (nous) sauver, que nous autres humains ne le sommes nous-mêmes. 


 

 

 

Irving Wohlfarth

Mis en ligne sur Cairn.info le 15/10/2013
https://doi.org/10.3917/rmm.133.0343

© Cairn.info 2020




5 avr. 2020

Walter Benjamin

Notes 
sur les “Tableaux parisiens” de Baudelaire (1939)


L’étude d’une oeuvre lyrique fréquemment se propose pour but de faire entrer le lecteur dans certains états d’âme poétiques, de faire participer la postérité aux transports qu’aurait connus le poète. Il semble, toutefois admissible de concevoir pour une telle étude un but quelque peu différent. Pour le définir de façon positive, on pourrait avoir recours à une image. Mettons qu’une science attachée au devenir social soit en droit de considérer certaine oeuvre poétique – monde suffisant à soi-même, en apparence – comme une sorte de clé, confectionnée sans la moindre idée de la serrure où un jour elle pourrait être introduite. Cette oeuvre se verrait donc revêtue d’une signification toute nouvelle à partir de l’époque où un lecteur, mieux, une génération de lecteurs nouveaux, s’apercevrait de cette vertu-clé. Pour eux, les beautés essentielles de cette oeuvre iront s’intégrer dans une valeur suprême. Elle leur fera saisir, à travers de son texte, certains aspects d’une réalité qui sera non tant celle du poète défunt que la leur propre. Certes, ces lecteurs ne se priveront pas de cette utilité suprême dont, pour eux, l’oeuvre en question fera preuve. Ils ne se priveront donc pas non plus des démarches de l’analyse qui vont les familiariser avec elle.
Le cycle des Tableaux parisiens de Baudelaire est le seul qui ne figure dans Les Fleurs du Mal qu’à partir de la deuxième édition. Il est peut-être permis d’y chercher ce qui en Baudelaire a mûri le plus lentement, ce qui a, pour éclore, demandé le plus d’expériences substantielles. Mieux qu’aucun autre texte, ce cycle de poésies nous fait sentir ce que pouvait être la répercussion des foyers de vie moderne, des grandes villes, sur une sensibilité des plus délicates et des plus sévèrement formées. Telle était la sensibilité de Baudelaire. Elle lui a valu une expérience qui porte la marque de l’originalité essentielle. C’est le privilège de celui qui, le premier, a mis le pied sur une terre inexplorée et qui en a tiré pour ses notations poétiques, une richesse non seulement singulière, mais aussi de portée surprenante. Cette portée n’a point été prévisible dès le début. À preuve certains traits non moins significatifs que beaux dont on ne voit guère qu’ils auraient frappé le lecteur du XIXe siècle. Tant il est vrai que toute expérience originale garde comme enfermés dans son sein certains germes qui sont promis à un développement ultérieur. Dans ces notes, il s’agira donc bien moins de faire revivre le poète dans son milieu que de rendre visible, par l’ensemble de quelques poèmes, l’actualité extraordinaire de ce Paris dont Baudelaire fit, le premier, l’expérience poétique.
Pour approfondir le fond du problème, on pourra partir d’un fait paradoxal. Paul Desjardins en fit la constatation subtile. « Baudelaire, dit-il, est plus occupé d’enfoncer l’image dans le souvenir que de l’orner et de la peindre. » En effet, Baudelaire, dont l’oeuvre est si profondément imprégnée de la grande ville, ne la peint guère. Tant dans Les Fleurs du mal que dans ces Poèmes en prose qui, pourtant, dans leur titre originaire Le Spleen de Paris et tant de passages évoquent la ville, on chercherait vainement le moindre pendant de descriptions de Paris comme elles foisonnent dans Victor Hugo. L’on se souviendra du rôle que la description minutieuse de la grande ville joue chez certains poètes plus récents, surtout d’inspiration socialiste, et on remarquera que s’en être privé constitue un fondement de l’originalité baudelairienne. Ces descriptions de la grande ville s’accordent volontiers avec une certaine foi avec les prodiges de la civilisation, avec un idéalisme plus ou moins verbeux. La poésie de Verhaeren abonde de traits de ce genre :
Et qu’importent les maux et les heures démentes / Et les cuves de vice où la cité fermente / Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles / Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté / Qui soulève vers lui l’humanité / Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.
Rien de tel chez Baudelaire. Tout en subissant le prestige de la grande ville, « où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements », il garde je ne sais quoi de désenchanté. Paris, pour lui, c’est « cette grande plaine où l’autan froid se joue », c’est « les maisons dont la brume allongeait la hauteur », simulant « les deux quais d’une rivière accrue », c’est l’amoncellement de « palais neufs, échafaudages, blocs, vieux faubourgs », c’est surtout la ville en voie de disparition :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel).

La forme de la ville changeait, en effet, et cela avec une vitesse prodigieuse, du temps de Baudelaire. Il ne faut pas oublier que l’oeuvre de Haussmann, ses larges tracés qui ne s’embarrassaient d’aucune considération historique, étaient bien faits pour constituer un terrible memento mori à l’intention et au coeur de Paris même. Cette oeuvre destructrice, toute pacifique qu’elle fût, illustrait pour la première fois et sur le corps de la ville même ce que pouvait l’action d’un seul homme pour anéantir ce qui, par des générations, avait été érigé. Un sentiment prémonitoire de l’insigne précarité des grands centres urbains n’est nullement absent des Tableaux parisiens. Le frisson nouveau dont Baudelaire, d’après Hugo, aurait doté la poésie, est un frisson d’appréhension.
Le Paris baudelairien est pour ainsi dire une ville minée, ville défaillante, ville frêle. Rien de beau comme le poème Le Soleil qui le montre traversé de rayons comme un vieux tissu précieux et râpé. Le vieillard, image sur laquelle se termine ce chant de la décrépitude qu’est le Crépuscule du matin – le vieillard qui jour après jour avec résignation se remet à la besogne est l’allégorie de la ville :
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux, / Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
Pour Paris, même les êtres d’élection sont décrépits. Dans la foule immense des citadins, les vieilles femmes sont les seules que transfigurent leur faiblesse et leur dévouement.
Seul un lecteur qui aurait saisi ce que signifie l’effacement de la ville dans la poésie urbaine de Baudelaire, pourra entrevoir la significations de certains vers qui vont à l’encontre de ce procédé. Chez Baudelaire, la discrétion dans l’évocation de la ville n’exclut pas le trait chargé, et même l’exagération. Tel le début du sonnet A une passante :
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Ce n’était pas seulement un accent absolument nouveau dans la poésie lyrique (accent dont la vigueur est doublée du fait qu’il est mis au début du poème), mais encore cette phrase, prise comme un simple énoncé, parait d’une hardiesse provocante. Certes, cette constatation, pour nous, habitués aux bruits ininterrompus des klaxons dans nos rues, n’a-t-elle rien d’étrange. Mais quelle dut être son étrangeté pour les contemporains du poète, et combien est étrange cette conception du Paris de dix-huit cent cinquante d’où elle découlait. Dans ce poème, la singularité de la description va de pair avec la maîtrise poétique. On est en droit d’y voir une évocation puissante de la foule. D’autre part, il n’y a pas, dans cette poésie, un seul passage qui y fasse allusion, à moins, toutefois, qu’on ne veuille la trouver dans son énigmatique phrase initiale. Tant il est vrai que Baudelaire ne peint pas.
On peut, pour les Tableaux parisiens, parler d’une présence secrète de la foule. Danse macabre, Le Crépuscule du soir, Les Petites Vieilles, en sont autant d’évocations. La foule innombrable de ses passants constitue le voile mouvant à travers lequel le promeneur parisien voit la ville. Aussi, les notations sur la foule, inspiratrice souveraine, source d’ivresse pour le passant, ne manquent-elles pas dans les Journaux intimes. Mieux que de se référer à ces passages vaudrait peut-être de relire l’endroit magistral où Poe évoque la foule. On y retrouvera la valeur divinatoire de l’exagération dans ces premières tentatives de rendre la physionomie des grandes villes. « Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien convaincu et propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu’à se frayer un chemin à travers la foule. Ils fronçaient les sourcils et roulaient des yeux vivement ; quand ils étaient bousculés par quelques passants voisins, ils ne montraient 
aucun symptôme d’impatience, mais rajustaient leurs vêtements et se dépêchaient. D’autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets dans leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à eux-mêmes et gesticulaient, comme s’ils se sentaient seuls par le fait même de la multitude innombrable qui les entourait. Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs gesticulations, et attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le passage des personnes qui leur faisaient obstacle. S’ils étaient poussés, ils saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de confusion. »
On pourrait difficilement considérer ce passage comme une description naturaliste. La charge est bien trop brutale. Mais ce passant dans une foule exposé à être bouscule par les gens qui se hâtent en tous sens, est une préfiguration du citoyens de nos jours quotidiennement bousculé par les nouvelles des journaux et de la T.S.F et exposé à une suite de chocs qui atteignent parfois les assises de son existence même. Cette aperception divinatoire qui se trouve dans la description de Poe, Baudelaire l’a faite sienne. Il est allé plus loin : il a bien senti la menace que les foules de la grande ville constituent pour l’individu et pour son aparté. Une pièce singulière et déconcertante, Perte d’auréole, révèle de ses angoisses :

« Vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. »
Quelques remarques des critiques les plus avisés pourront s’insérer ici. Gide, et après lui, Jacques Rivière, ont insisté sur certains chocs intimes, certains décalages, que subit le vers baudelairien dans sa structure. « Etrange train de paroles », dit Rivière. « Tantôt comme une fatigue dans la voix un mot plein de faiblesse :
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve / Trouveront dans ce sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
Ou bien
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures.
On pourrait ajouter le célèbre début de poème :
La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse.
S’il paraissait hasardeux de rapprocher ces défaillances métriques de l’expérience du promeneur solitaire dans la foule, on pourrait se référer au poète lui-même. On lit, en effet, dans la dédicace des Petits poèmes en prose : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que nait cet idéal obsédant. »
Nous venons de parler d’un promeneur solitaire. Solitaire, Baudelaire l’a été dans l’acception la plus atroce du mot. « Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, et au milieu de mes camarades, surtout – sentiment de destinée éternellement solitaire. » Ce sentiment porte, au-delà de sa signification individuelle, une empreinte sociale. Une parenthèse la dégagera brièvement.
Dans la société féodale, jouir de ses loisirs – être exempt de travail – constituait un privilège. Privilège, non seulement de fait mais de droit. Les choses n’en sont plus là dans la société bourgeoise. La société féodale pouvait d’autant plus aisément reconnaitre le privilège du loisir à certains d’entre ses membres qu’elle disposait des moyens d’anoblir cette attitude, voire de la transfigurer. La vie de la cour et la vie contemplative faisaient comme deux grands moules dans lesquels les loisirs du grand seigneur, du prélat et du guerrier pouvaient être coulés. Ces attitudes, celle de la représentation aussi bien que celle de la dévotion, convenaient au poète de cette société, et son oeuvre les justifiait. En écrivant, le poète garde un contact, au moins indirect, avec la religion ou avec la cour, ou bien avec les deux. (Voltaire, le premier littérateur en vue, qui rompt délibérement avec l’Eglise, se ménage une retraite auprès du roi de Prusse.)
Dans la société féodale, les loisirs du poète sont un privilège reconnu. Par contre, une fois la bourgeoisie au pouvoir, le poète se trouve être le désoeuvré, « l’oisif » par excellence. Cette situation n’a pas été sans provoquer un désarroi notable. Nombreuses furent les tentatives d’y échapper. Les talents qui se sentaient le plus à l’aide dans leur vocation de poète prirent leur plus grand essor : Lamartine, Victor Hugo se trouvaient comme investis d’une dignité toute nouvelle. C’étaient en quelque sorte les prêtres laïques de la bourgeoisie. D’autres – Béranger, Pierre Dupont – se contentaient de solliciter le concours de la mélodie facile pour assurer leur popularité. D’autres encore, dont Barbier, firent leur la cause du quatrième état. D’autres enfin, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, se réfugièrent dans l’art pour l’art.
Baudelaire n’a su s’engager dans aucune de ces voies. C’est ce qui a été si bien dit par Valéry dans cette fameuse Situation de Baudelaire où on lit : « Le problème de Baudelaire devait se poser ainsi : être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. Je ne dis pas que ce propos fut conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire – et même essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d’ Etat. » On peut dire que Baudelaire, en face de ce problème, prit le parti de le porter devant le public. Son existence oisive, dépourvue d’identité sociale, il prit la résolution de l’afficher ; il se fit une enseigne de son isolement social : il devint flâneur. Ici comme pour toutes les attitudes essentielles de Baudelaire, il parait impossible et vain de départir ce qu’elles comportaient de gratuit et de nécessaire, de choisi et de subi, d’artifice et de naturel. En l’espèce, cet enchevêtrement tient à ce que Baudelaire éleva l’oisiveté au rang d’une méthode de travail, de sa méthode à lui. On sait qu’en bien des périodes de sa vie il ne connut pour ainsi dire pas de table de travail. C’est en flânant qu’il fit, et surtout qu’il remania interminablement ses vers.
Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures / Les personnes, abri des secrètes luxures, /Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés / Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés, / Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime, / Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, / Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, / Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
C’est le flâneur Baudelaire qui fit l’expérience des foules dont nous avons parlé. Nous y revenons pour mettre en valeur un autre de ces coups de sonde qu’il portait dans les profondeurs de la vie collective. Une des premières réactions que fit naitre la formation des foules au sein de la grande ville, fut la vogue de ce qu’on nommait les « physiologies ». C’étaient là de petits livrets à quelques sous dont l’auteur s’amusait à classer des types d’après leur physionomie et à saisir au vol aussi bien le caractère que les occupations et le rang social d’un passant quelconque. L’oeuvre de Balzac donne mille échantillons de cette manie. Voilà, dira-t-on, une perspicacité bien illusoire. Illusoire, en effet. Mais il y a un cauchemar qui lui correspond et celui-ci, de son côté, apparait comme beaucoup plus substantiel. Ce cauchemar serait de voir les traits distinctifs qui au premier abord semblent garantir l’unicité, l’individualité stricte d’un personnage révéler à leur tour les éléments constitutifs d’un type nouveau qui établirait, lui, une subdivision nouvelle. Ainsi se manifesterait, au coeur de la flânerie, une fantasmagorie angoissante. Baudelaire l’a développée vigoureusement dans Les Sept Vieillards
Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes / Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux, / Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes, / Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux, / M’apparut
Son pareil le suivait : barbe, oeil, dos, bâton, loques, / Nul trait ne distinguait, du même enfer venu, / Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques, / Marchaient du même pas vers un but inconnu. / A quel complot infâme étais-je donc en butte / Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait ? / Car je comptai sept fois, de minute en minute, / Ce sinistre vieillard qui se multipliait !
L’individu qui est ainsi présenté dans sa multiplication comme toujours identique, suggère l’angoisse qu’éprouve le citadin à ne plus pouvoir, malgré la mise en oeuvre des singularités les plus excentriques, rompre le cercle magique du type. Cercle magique qui est déjà suggéré par Poe dans sa description de la foule. Les êtres dont il la voit composée, apparaissent comme assujettis à des automatismes. C’est, du reste, la conscience de cet automatisme strictement réglé, de ce caractère rigoureusement typique qui, lentement acquise, solidement établie, va leur permettre, au bout d’un siècle de se targuer d’une inhumanité et d’une cruauté inédites. Il paraît que, par échappées, Baudelaire ait saisi les traits de cette inhumanité à venir. On lit dans Fusées :
« Le monde va finir… Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie… Ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle… Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? … Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons ? »
Nous ne sommes déjà pas si mal placés pour convenir de la justesse de ces phrases. Il y a bien des chances qu’elles gagneront en sinistre. Peut-être la condition de la clairvoyance dont elles font preuve, était beaucoup moins un don quelconque d’observateur que l’irrémédiable détresse du solitaire au sein des foules. Est-il trop audacieux de prétendre que ce sont ces mêmes foules qui, de nos jours, sont pétries par les mains des dictateurs ? Quant à la faculté d’entrevoir dans ces foules asservies des noyaux de résistance – noyaux que formèrent les masses révolutionnaires de quarante-huit et les communards – elle n’était pas dévolue à Baudelaire. Le désespoir fut la rançon de cette sensibilité qui, la première abordant la grande ville, la première en fut saisie d’un frisson que nous, en face de menaces multiples, par trop précises, ne savons même plus sentir.  » 

 



 

Texte de la conférence prononcée par Walter Benjamin lors de son séjour au “Foyer d’Etudes et de repos” de l’Abbaye de Pontigny en mai 1939. Prononcée en français et sténographiée, cette conférence, dont il déclara qu’elle était un “abrégé” de ses travaux sur Baudelaire est restée inédite de son vivant.



Traduction:
 Nathalie Raoux